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Notes de lecture 2018

Note de lecture : « Moderne sans être occidental – Aux origines du Japon d’aujourd’hui » (Pierre-François Souyri)

Au Japon de l’ère Meiji, dans l’étude du couple subtil et incertain formé par modernisation et occidentalisation.

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Grand spécialiste de l’histoire du Japon, professeur à l’Université de Genève après avoir enseigné pendant près de quinze ans à l’Inalco de Paris, Pierre-François Souyri proposait en 2016, dans la Bibliothèque des Histoires de Gallimard, cette passionnante étude sociale et politique des mentalités (au sens le plus large) au Japon de l’ère Meiji (1868-1912), avec quelques incursions plus modestes, plutôt sur le mode de l’extrapolation et de la résonance, dans les ères Taisho (1912-1926) et Showa (1926-1989).

En sept gros chapitres et un peu moins de 450 pages, il s’agit bien, au premier chef, de saisir la manière dont un pays, confronté à la « modernité occidentale » (d’abord considérée comme un tout indissociable) à travers les 73 canons et les propositions de traités commerciaux de l’expédition américaine du commodore Perry (1853), mit fin d’abord aux 220 années d’isolationnisme du shogunat en « restaurant » le pouvoir de l’Empereur, et entreprit dans la foulée de se « moderniser » à son tour.

Si les deux premiers chapitres (« La tentation de l’Occident » et « Le goût de la liberté ») témoignent d’abord, dans les premières années de l’ère Meiji, de l’engouement pour la « mode » (en tous domaines ou presque) occidentale et des premières manifestations d’une aspiration à la liberté (définie alors uniquement par défaut et par contraste, ou peu s’en faut) à divers niveaux d’une société jusque là pleinement féodale, le troisième (« Un peuple, une nation, une culture ») explicite les premiers éléments d’une forme décisive, même si elle semble ténue et diffuse, de « coup d’arrêt », de réaction qui ne fut pas alors uniquement conservatrice, loin de là, mais qui sera lourde de conséquences pour l’avenir.

Le quatrième chapitre (« Que faire de l’Asie ? ») introduit une dimension capitale de la problématique étudiée : la définition d’une identité nationale, fut-elle provoquée par l’irruption occidentale, suppose certes un jeu avec le « à prendre et à laisser » de la modernité, mais entraîne surtout le besoin de définir une position du Japon vis-à-vis de l’Asie dans son intégralité, par rapport aux relations qui se mettent alors en place, complexes et encore changeantes, avec l’Europe et avec les États-Unis.

D’une certaine façon, l’histoire de l’archipel japonais au cours de la période de transition de la fin du XIXe du début du XXe siècle, qui correspond à peu près à l’époque Meiji (1868-1912), peut être perçue comme un moment de l’expansion territoriale des « grandes puissances » correspondant à une nouvelle poussée de la mondialisation. Et le mouvement interne de la société japonaise relève sans doute des conséquences directes de la connexion accélérée du Japon au reste du monde à partir des années 1850. Celle-ci s’est opérée dans le cadre d’une logique qui n’est pas neutre, sur la base d’un rapport de forces, que de nombreux historiens japonais expriment en évoquant, à propos du Japon des années 1850-1900, un « sentiment d’urgence », une « conscience de crise » qui obligèrent à des recompositions politiques ou à des réaménagements sociaux rapides au cours de la période. La modernité japonaise a été représentée, ou s’est longtemps elle-même représentée, tant l’idée semblait forte, « comme rattrapant, imitant, traduisant, s’opposant à, dépassant ou renversant la modernité occidentale », mais cette dernière restait la seule valable, l’incarnation même de la Modernité avec une majuscule. On prenait l’histoire de l’Europe, on considérait tout ce qui a été un succès au Japon comme en Europe, le reste représentant des « mauvais choix ». L’historiographie japonaise au XXe siècle, toutes tendances confondues, a en effet longtemps  cherché à penser l’écart qui séparait le Japon du modèle, faisant, consciemment ou pas, du « comparatisme eurocentré », de la lack history, montrant tout ce qui avait fait défaut, ce qui avait « manqué ». La vision européenne de la modernité, y compris celle provenant des interrogations comparatives de Weber sur les succès européens et les retards chinois, imprégnait les discours japonais, au point que certains y voient présente comme une « colonisation spirituelle de l’intérieur » qui aurait pollué leur imaginaire historique pendant plus d’un siècle.

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Le cinquième chapitre (« Le nationalisme mystique d’État ») constitue une sorte de synthèse provisoire de la production dominante de l’époque, en termes socio-politiques, et aborde (rapidement) les dérives dans lesquelles ce nouveau système dominant entrera à partir de 1930, pour aboutir à la marche à la guerre et à la catastrophe de 1945, avant que le sixième (« Devant l’injustice ») et le septième (« Le capital en question ») ne s’efforcent de montrer la variété et les significations des principales critiques d’époque à l’encontre de cette production dominante de storytelling absolu.

L’ouvrage est indéniablement pointu (l’énorme majorité des faits historiques sont supposés connus du lecteur), et ne cherche pas du tout la vulgarisation (fidèle en ce sens à la vocation prioritaire de la Bibliothèque des Histoires, censée proposer des contributions originales, universitaires ou très apparentées, et non de simples résumés). Il est également abondamment documenté, notamment par les recherches japonaises les plus récentes sur la période Meiji. En revanche, sa structure peut sembler parfois un peu hésitante ou flottante, amenant quelques redites non négligeables, et laissant transparaître quelques points aveugles (ou simplement borgnes) curieux (notamment sur le rôle du socialisme en tant que tel, ou sur les connections du militarisme de 1905 au militarisme de 1930). Mais ne boudons pas trop notre plaisir : au-delà de ces menues hésitations, l’ouvrage fourmille d’idées, de références, de lectures et de rapprochements féconds, qui devraient satisfaire aussi bien les spécialistes du Japon que les simples curieux, ou, naturellement, celles et ceux que les notions même d’adaptation à la modernité, ou de quête d’une voie originale en matière de modernisation, hors de tout contexte japonais (et l’on serait tenté de proposer quelques transpositions heuristiques à l’histoire et au présent des nations africaines d’après les indépendances), intéressent.

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Souyri

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