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Notes de lecture 2013

Note de lecture bis : « Chalut » (B.S. Johnson)

«Attention, on va jeter l’ancre, attention l’encre que l’on jette»

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Œuvre de fiction totalement réaliste, «Chalut», publié en 1966 et traduit par Françoise Marel pour Quidam éditeur (2007), est l’aboutissement d’une auto-expérimentation de B.S. Johnson, alors âgé de moins de vingt-cinq ans, embarqué pendant trois semaines à bord d’un chalutier en campagne de pêche en mer de Barents, pour créer une œuvre littéraire et pour trouver sa place d’homme et d’écrivain. Monté sur ce bateau pour rester en surface, il se confronte aux raisons de son isolement, revient sur ses déceptions, tente d’apprivoiser sa mémoire, d’ordonner chronologiquement cette matière naturellement déstructurée.

«…Mais ça ne va pas durer, très vite, ils auront filé une nouvelle fois, ils n’aiment pas le voir hors de l’eau trop longtemps, le chalut, inutile, improductif trop longtemps, quant à savoir le moment précis, impossible à dire, je ne sais pas, d’ici, en bas, quant ils vont filer, mais ça ne saurait tarder, ce n’est jamais assez tôt, peut-être alors pourrais-je retourner à mes pensées, ou dormir, je préférerais dormir, bien sûr, mais penser ne pourrait mieux tomber, c’est pour ça que je suis ici, filer les mailles étroites du chalut de mon esprit dans le vaste océan de mon passé. »

Au gré du roulis de la narration, le narrateur rend compte avec force détails des activités à bord du bateau, des étapes de la pêche, de l’éviscération des poissons, puis de son intégration à bord, lui, le passager passif qui reste le plaisancier pour les autres marins, du mal de mer insurmontable qui lui retourne l’estomac, et enfin, comme les remontées des filets de pêche, des souvenirs détaillés ou flous qui lui reviennent par paquets, son enfance, la séparation incomprise d’avec sa mère pendant la guerre, les humiliations à l’école, la lutte des classes durement ressentie par l’enfant, les relations amoureuses et le sexe, encore et toujours.

Un passage comme une sorte de ventre mou au centre du livre (sans rapport avec les conditions météo à bord) n’affaiblit pas la force de ce récit : Fascination de la mer et de la mémoire qui accaparent et se dérobent sans cesse, des malaises nés du mal de mer et des souvenirs qui remontent à la surface, de l’évacuation de la bile et des mauvais souvenirs, pour cette campagne en mer qui agit comme une purge.

L’inconfort de la condition humaine ne passe finalement pas au travers des mailles du filet. Reste la solitude d’un écrivain inventeur qui nous fait lire les arcanes de la mémoire.

Mon collègue et ami Charybde 2 en parle magnifiquement, ici.

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

Discussion

2 réflexions sur “Note de lecture bis : « Chalut » (B.S. Johnson)

  1. Fils d’un magasinier et d’une barmaid, Bryan Stanley Johnson est né le 5 février 1933 à Hammersmith et, à l’exception de la guerre durant laquelle il a été évacué, a vécu à Londres presque toute sa vie. Marié à Virginia Ann Kimpton, il est le père de deux enfants. Il se suicide en novembre 1973.
    A l’exception de « Travelling People » (son premier roman pour lequel il a obtenu le Gregory Award en 1962 et qu’il n’a jamais souhaité republier), son œuvre est publiée par Quidam, dans les traductions de Françoise Marel
    « Travelling People » (1963, Constable, 303 p.)
    « Poems» (1964, Chilmark Press, 53 p.)
    « See The Old Lady Decently Buried» (1975, Viking Adult, 139 p.) publié posthumément.
    « Statement against Corpses » (1964, Constable, 204 p.) Un recueil de nouvelles avec Zulfikar Ghose
    « Aren’t You Rather Young to be Writing Your Memoirs? » (1973, Hutchinson, 140 p.).
    Une excellent bibliographie écrite par Jonathan Coe et traduite par Vanessa Guignery « B.S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux » (2010, Quidam, 502 p.).
    Un volume intitulé « Omnibus » (2004, Picador, 210 p.) est en fait une compilation de « Albert Angelo », « House Mother Normal » (R.A.S. Infirmière-Chef) et « Trawl » (Chalut).
    Egalement un journal « BSJ: The B.S. Johnson Journal » dont 2 volumes sont sortis, édité par Joseph Darlington (bsjjournal@gmail.com). Une nouvelle version devait sortir en 2014, mais je n’en ai plus entendu parler.

    «Chalut » traduit par Françoise Marl (2007, Quidam, 200 p.) est le troisième roman de B.S. Johnson, publié initialement en 1966. Tout commence par « Moi . . toujours avec moi. on naît de . . partageons le même caractère . . ne faisons qu’un . … . ça commence toujours avec moi . . un . . … unique … … . singulier … . … … . seul … … … . . Moi» et se termine par « moi ». Le narrateur essaie de recoller les éléments de sa mémoire, malgré le bruit du moteur diesel, des treuils, des ouvertures du chalut, le « CRAANGK !… » qui rythme le récit, et des embardées du bateau en mer de Barents. « C’est pour ça que je suis ici, filer les mailles étroites du chalut de mon esprit dans le vaste océan de mon passé »Et par-dessus tout, il y a la mer qui « s’enfle, se creuse, se creuse, se creuse, s’enfle encore : incroyablement constante, constamment différente, continuellement fuyante, glissant, roulant, bouillonnant, cassant : possédant et détruisant immuablement, désintégrant et synthétisant, obéissant et enveloppant, étreignant et renonçant ». Evidement, il est considéré comme un « plaisancier » alors que c’est un londonien élevé pour « son bien » pendant la guerre du Blitz en 1940.
    L’idée de Johnson était d’écrire un roman dans lequel il n’ya aurait aucun élément de fiction. Et de fait, il retranscrit un séjour de trois semaines en tant que passager surnuméraire à bord d’un chalutier de pêche hauturière en Mer de Barents. « Je veux donner une forme substantielle bien que symbolique à un sentiment de solitude que j’ai ressenti toute ma vie en choisissant de m’isoler complètement, en pratiquant une solitude radicale, en me coupant le plus possible de tout ce que j’ai connu auparavant ».

    ceci dit lisez
    « Les Malchanceux » maintenant, qui se présente comme un coffret de 27 cahiers non reliés entre eux. Chacun fait de 1 à 10 pages. Cela suppose que le lecteur peut les lire dans l’ordre qu’il veut, sauf le premier et dernier «chapitres» qui sont identifiés comme tels. Livre-coffret assez surprenant à découvrir, plus difficile à utiliser. Combien de lecteurs ont lu et relu les différents cahiers dans un ordre arbitraire, hormis ceux du début et fin. C’est aussi le premier roman dans lequel il parle de la maladie et de la déchéance progressive du corps. De fait il avait promis à Tony, avant de mourir « T’en fais pas mon pote, j’écrirai tout ».

    « Travelling People » est son tout premier roman. C’est déjà un condensé de tout ce que l’on retrouvera par la suite. Chaque chapitre, et il y en a 9, est rédigé dans un style différent. Plus ou moins monologue autobiographique, avec une scène de théatre, un script de film, des lettres à des amis, des interruptions brusques du texte, des pensées. Globalement c’est une réunion de gala au Stromboli, un club fermé, avec un grand nombre de personnages, comprenant aussi bien des individus que des groupes. « Et ça, j’en ai peur, c’est la dernière fois que Gwendy apparaît dans ce roman, quoique son nom fleurisse encore et encore : comme je l’ai dit, elle me plaisait bien, même si sa présence devenait pénible, me faisant penser à ce qu’elle devrait faire alors que j’étais déjà engagé avec d’autres personnes avec qui j’étais ou aurais dû être ». Le protagoniste s’appelle Henry, jeune étudiant en philosophie « Je viens de terminer un cycle universitaire et je veux vraiment me détendre après la pression des examens de dernière année ». Effectivement il va draguer Maurie Bunde, et cela va aller crescendo jusqu’à la mort de cette dernière, par abus sportifs et sexuels. Puis il y aura Kim, avec qui il va être chassé « Adam et Eve, chassés du Jardin des Hortensias ». Retour à une vie plus calme avec des camionneurs, uniquement pour des nourritures terrestres.
    C’est du n’importe quoi, dans le bon sens du terme à tous les niveaux. « Il n’avait pas non plus rempli sa promesse matinale d’informer Mme Louise Bunde qu’elle aurait due savoir que son mari paraitrait tard dans les journaux du lendemain, et qui accueillerait ces nouvelles avec une légèreté quelque peu feinte, car cela lui permettrait, malgré une foi solide dans le ménage à trois, de régulariser sa relation avec un certain M. Corby, un uni-testiculé pathologique de Lyme Regis » Avec pour le ménage à trois l’utilisation de l’anglais « cicisbeism » utilisé par Arthur Young dans « Un voyage en Italie » en 1789. Par ailleurs la particularité anatomique décrite apparaît, si l’on peut dire, dans « La Variante Chilienne » de Pierre Raufast (voir plus loin) « A quatorze ans, lors d’une corrida, il fut embroché par un taureau. Son testicule droit éclata sous le choc ». Vu les dates d’écriture, j’ai peur que ce dernier n’ait profité de l’idée. Le livre est mal reçu, B.S. Johnson le qualifie de « désastre » et s’opposera toujours à toute réimpression. Total, l’édition originale vaut plusieurs centaines de dollars chez les libraires.

    Son dernier roman « See the Old Lady Decently Buried» devait être le premier volume d’une trilogie « Matrix Trilogy ». Il s’est suicidé avant. Les bribes, environ 140 pages, qui restent de ce roman font état de sa mère, sa vie et sa naissance et sa mort en 1971. Cette partie, nettement autobiographique, doit aussi introduire la maladie. Une autre grande partie décrit le déclin de l’Empire britannique durant le siècle dernier. C’est un chapitre douloureux pour un anglais fanatique. Des blancs dans le texte doivent permettre au lecteur d’y introduire ses propres détails. Un autre passage important, et relativement émouvant, est consacré au processus de l’écriture, sujet qui tient à cœur à Brian Stanley Johnson. « Rien ne semble capable de nouveauté, je me sens aussi vieux que l’histoire toute entière, j’ai l’impression de connaître tout ce que l’humanité peut connaître. Sauf les détails. Ce doit être une illusion. Je dois être en train de perdre la tête »
    Enfin ses mémoires, ou partie d’entre elles, sous la forme de « Aren’t You Rather Young to be Writing Your Memoirs » contiennent ses idées sur l’écriture. On peut en trouver l’introduction, soit une dizaine de pages sur son site non officiel http://bsjohnson.co.uk/2015/02/introduction-from-arent-you-rather-young-to-be-writing-your-memoirs-1973/ Il commence par rappeler que James Joyce, en 1909, a été le premier à entrevoir l’intérêt du cinéma et le défi que cela impliquait pour l’écriture de romans. « Joyce est l’Einstein du roman ». « Son sujet dans « Ulysses » est abordable par tout un chacun [] mais par la forme, le style et la technique linguistique, il en a fait quelque chose de plus, un roman, et non pas une histoire à propos de n’importe quoi ». C’est ce qui fait que « Ulysses » a été une révolution. « Combien l’ont vu, l’ont suivi. Très peu » Il en appelle à Sterne « Devront nous faire de nouveaux livres, comme les apothicaires font de nouvelles mixtures, en versant un pot dans l’autre ». De fait selon BS Johnson « raconter des histoires, c’est raconter des mensonges ».
    Et de se poser la question sur « Quoi faire maintenant ? ». Ce n’est pas qu’un problème d’écriture. « La forme n’est pas le but, mais le résultat. Si la forme devait être le but alors il y aurait un formalisme, et [BSJ] rejette le formalisme ». Les écrivains doivent « inventer, emprunter, voler ou bricoler des autres média ». Et de proclamer que « Expérimental » n’est pas forcément synonyme de « Infructueux ». Et de rappeler ce qu’il écrivait déjà dans on premier roman « Travelling People », utilisant 8 styles différents pour chacun des 9 chapitres (voir plus haut). Il se réfère à nouveau à Sterne, dont il cite l’exemple du fameux carré noir. De même il rappelle que dans « Albert Angelo », il utilise une technique de découpage en colonnes pour faire passer le déroulement de la classe, en même temps que les réflexions du professeur. Et de continuer ainsi avec « Chalut », « Les Malchanceux » et « Christie Malry ».

    Publié par jlv.livres | 22 décembre 2017, 15:37

Rétroliens/Pings

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