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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « L’étreinte » (Adrien Genoudet)

Sous le double signe de la matière et de la mémoire, un songe bergsonien acéré pour interroger la place de l’image et du voyeurisme dans l’appréhension de l’extrême violence contemporaine.

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Matière et mémoire, donc, pour y voir plus clair, pour tenter d’approcher la fabrique de cette image. Je ne suis pas d’accord, c’est ainsi ; non, une image n’est jamais seule, elle n’apparaît pas d’un trait, toute seule, de nulle part. Une image ne naît pas comme l’enfant hurle en inspirant. Cette image, quelque part, est inspirée. Vous m’excuserez, mais ce n’est pas possible autrement, je ne peux croire que le premier réflexe de l’esprit, dans un saut spontané, fut de déplacer mon visage, de le placer, juste là, au milieu des autres, au centre des gisants, de lui donner l’odeur et la couleur de la gouache. Je le promets, avec toute ma franchise battue par l’âge, que ce visage, mon visage, y était le jour même, au milieu de la fosse, avec vous, avant même d’y voir plus clair, avant même d’être assailli par les images des autres, des images interdites, des images volées – des images vendues sans scrupule. Je peux comprendre que l’esprit trouve ses propres fuites, produise ses recoins et ses pistes, je peux assimiler que des images adviennent sous les à-coups d’un pressoir, chaque jour, au gré des frôlements et des fusions, qu’elles émergent et parfois nous fassent jouir, seuls, les dents serrées, le sexe entre les mains. Mais ce visage, mon visage, dans une mare de gouache de maternelle, parmi vous, au Bataclan, je cherche à l’étreindre.

Songe bergsonien acéré, placé d’emblée sous le double signe logique de la matière et de la mémoire, « L’étreinte » prend prétexte de la violence déchaînée voici presque deux ans au Bataclan, et de la figure, prise à témoin, de Salah Abdeslam, pour interroger en profondeur, en 120 pages d’une écriture dense et lucide, les lignes de fracture entre hommage, prise de conscience, sensationnalisme et voyeurisme – et aussi celles entre devoir de mémoire et complaisance cynique ou instrumentalisante.

Un pari délicat, difficile, pour ce premier roman paru chez Inculte Dernière Marge en septembre 2017, et néanmoins pleinement réussi : en se penchant de très près sur la place occupée par l’image dans le désarroi fondamental qui saisit beaucoup d’entre nous en novembre 2015, Adrien Genoudet a choisi un angle d’attaque totalement opposé à celui du remarquable « Le livre que je ne voulais pas écrire » d’Erwan Larher, qui questionne plutôt, subtilement au cœur du drame, la possibilité de la littérature et du témoignage.

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Les événements sont liés aux balustrades. On se penche et on se plie de tout notre corps, on se casse les os, les mains fermées et adossées contre le fer forgé lisse pour contempler l’émoi qui brame plus bas, dans la fosse. Il n’y a pas de mécanique, c’est ainsi, le tout est un silence que l’on aperçoit d’une alcôve, d’un cocon dessiné par le coude d’une rambarde ; rien d’étonnant, en somme, que le siècle de l’Histoire et de l’événement en France soit celui du corps qui se cintre le long des balcons longilignes d’Haussmann. Ils disaient balcons-filants comme les étoiles ; ce qui passe vite, trop vite, en un éclair, ce qui reste coincé derrière les paupières lorsqu’elles ont barricadé l’irréversible. Du haut de la balustrade on voit passer les mythes car l’événement advient là où l’on sait y reconnaître des images, c’est une plongée, la tête la première, les yeux écarquillés et fragiles, c’est un clin d’œil borgne détraqué par le doute : est-ce cela, est-ce bien cela qui vient d’entrer dans le fond de ma rétine, est-ce cela qui soudain colle sur mon pont aveugle, le défilé en boucle d’images en cadence, cadenas, closes ici, qui reviennent et rabattent ce que nous pensions avoir laissé ailleurs, au coin, dans le fœtus de l’enfance ? Est-ce bien cela ?

Si le terrorisme est aussi – et parfois surtout – entreprise de production d’images inoubliables, c’est aussi par la reconstruction en sous-main du « Peeping Tom », le chef d’œuvre maudit de Michael Powell et de Leo Marks , et par la transfiguration connexe du conte de Barbe-Bleue, que la part sombre du voyeur qui sommeille (ou qui est aux aguets, parfois) en chacune et chacun pourrait éventuellement être expulsée. Loin des images volées dans la salle ensanglantée, c’est en zoomant jusqu’au dernier pixel, et jusqu’à sa noirceur insondable, sur un oiseau dans le ciel de la place Albert-Kahn (l’ami de Bergson fait ici une apparition qui est bien entendu tout sauf une coïncidence – sous le signe diabolique et vital des archives photographiques), place du 18ème arrondissement parisien où l’organisateur et survivant des attentats se débarrasse de son encombrant gilet, que prennent toutes leurs significations les constructions volontaires et involontaires d’images, et la puissance ou non de leurs persistances rétiniennes.

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Tout à l’heure – mais suis-je encore capable de comptabiliser le temps qui passe ? – je lis, sur l’écran de l’ordinateur : « Une photographie prise à l’intérieur du Bataclan circule sur les réseaux sociaux. » La description est claire. « Un cliché publié dimanche sur Twitter a fait scandale sur les réseaux sociaux. L’image montre l’intérieur du Bataclan après la fusillade perpétrée vendredi soir. Elle semble avoir été prise depuis l’un des balcons de la salle de spectacle, explique Metronews. Le cliché montre une trentaine de personnes gisant à terre, dans des mares de sang. Rapidement reprise à droite et à gauche sur les réseaux sociaux, la photo, choquante, s’est répandue sur les fils d’actualité d’internautes qui n’avaient pas du tout envie de se retrouver face à ce genre d’horreur. » Protégé par un filtre flou, je lis ces mots : « Attention, ce diaporama contient des images pouvant choquer la sensibilité de certaines personnes. »

Pour construire ce qui pourrait aussi se lire comme une curieuse forme de pietà, comme une quête paradoxale de fraternité et d’étreinte lorsque toute certitude semble se dérober, Adrien Genoudet a su traquer archétypes et peurs ancestrales, l’espace de quelques images transformées en mots, jouant aussi bien avec le risque du mensonge (et l’on songera à « L’imposteur » de Javier Cercas, et à la charge sourde que fait porter au monde le « devoir de mémoire » lorsqu’il est surinterprété) qu’avec la clinique balistique et les rituels conjuratoires panoramiques qu’explorait déjà à sa manière le Claro du grand « Livre XIX ». Spécialiste universitaire de l’écriture de l’histoire par l’image, Adrien Genoudet nous offre ici une lecture particulièrement audacieuse et incisive, mais aussi étonnamment poétique, de la violence trouble à l’œuvre en nous et hors de nous.

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