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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Contes du soleil noir : Invisible » (Alex Jestaire)

Lorsque les invisibles sociaux deviennent réellement et sombrement invisibles. Un terrifiant troisième conte contemporain.

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Invisible-Alex-Jestaire

Ce type n’a pas bougé depuis plus d’une heure. Pas du tout. J’imagine que si vous passiez là vous jetteriez un œil, vous vous diriez : « Ah tiens, un SDF. Du genre punk à chien. » Vous serez peut-être attendri par le petit teckel à poil ras enroulé devant lui, un knacki rouquin court sur pattes avec la tête d’un détective dans un Walt Disney – trop chou. Vous ne verrez peut-être rien d’autre si vous n’avez pas le temps, que vous ne faites que passer. Au deuxième coup d’œil quand même vous allez vous dire que ce type a l’air stone, genre défoncé – ça saute aux yeux si tu t’y attardes. Déjà il est vachement pâle – c’est quand même le mois d’août, les gens ont plutôt des couleurs, même pour la Belgique. Lui est de la teinte de quelqu’un qui sortirait pour la première fois en six mois des couloirs du métro. Bon OK, là vous seriez déjà repartis – pourquoi se taper des frissons glauques comme ça – c’est la vie, c’est le monde, on voit de tout. Mais quand même, on va jeter un coup d’œil de plus, dans l’idée de dire : ce type n’a pas bougé depuis plus d’une heure. Pas du tout. Si vous vous arrêtiez et que vous observiez vraiment, assez vite vous vous demanderiez si le bonhomme n’est pas en train de faire un malaise, ou s’il n’en a pas déjà fait un, et même carrément : est-ce qu’il serait pas déjà mort ?

 

Après « Crash » et « Arbre », le troisième conte du soleil noir d’Alex Jestaire, publié au Diable Vauvert en mai 2017, marque me semble-t-il un changement de tonalité qui démontre la vigueur et l’étendue de la palette de ton et de style dont dispose l’auteur. La lectrice ou le lecteur sont normalement désormais familiarisés avec la narration à la fois mystérieuse et légèrement goguenarde de notre hacker principal qui, pas si lointain cousin du Warlock de « Die Hard 4 », accède à ses dizaines de sources électroniques de l’internet profond et à ses centaines de bribes archivées, plus ou moins aléatoirement, de vidéos de surveillance, pour nous montrer certaines bizarreries contemporaines semblant prendre place dans les interstices de notre réalité éprouvée. Détournant bien entendu « L’homme invisible » de H.G. Wells (mais aussi ses ancêtres mythologiques) en incarnant le professeur tueur, l’homme creux de Paul Verhoeven, dans la peau d’un sans domicile fixe bruxellois, plus facétieux que méchant, peut-être, et carburant bientôt à une étonnante vodka nommée – comme il se doit – « Soleil noir », le mixant étroitement avec la disparition par indifférence des autres qui constituait le poignant motif sous-jacent de l’épisode 11 de la saison 1 de « Buffy the Vampire Slayer » (« Portée disparue »), c’est toutefois dans un climat qui, par la grâce de ce narrateur atypique, évoque au fond davantage, sans en dire ni en faire trop, « Fringe » ou les « X-Files », que se déroulent les inquiétants événements de cette dérive bruxelloise.

Niveau références on a la culture qu’on a – mais le mythe de l’homme invisible remonte à bien plus loin que H.G. Wells et son docteur psychopathe. Tu trouves déjà ça chez Platon, dans La République – l’anneau de Gygès, pas si loin de l’anneau de Sauron – quand tu le mets tu deviens invisible, ce qui offre quelques avantages, seulement ça pose aussi une question morale : si tu pouvais le faire, en toute impunité, jusqu’où t’arrêterais-tu ? Saurais-tu rester vertueux ? Bon, pour Joffrey, je ne crois pas qu’il faille trop se poser la question. Platon l’aurait sans doute pas pris comme exemple. En même temps c’est dommage, parce que c’est tout de même un citoyen de Bruxelles, cette belle ville qui ces derniers temps se pique de réapprendre la philosophie à Athènes.  En même temps je ne vous promets pas un conte philosophique. Joffrey étant ce qu’il est, on aura ce qu’on aura. Comme je vous disais, on voit ce qu’on veut bien voir, et la question demeure : si l’arbre qui tombe au fond de la forêt n’est vu ni entendu par personne, s’est-il vraiment passé quelque chose ?

Après trois épisodes, les « Contes noirs » d’Alex Jestaire sont doucement en train de s’imposer comme une tentative particulièrement réussie de redonner une vie spectrale et multiforme à un ensemble de légendes urbaines et de facteurs socio-politiques qui constituent un pan essentiel de notre contemporain distendu et à facettes. Et nous attendons donc déjà avec impatience le quatrième conte, « Audit », attendu pour la fin août 2017.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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