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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Décor Daguerre » (Anne Savelli)

Dans les décors secrets de ce qui transforme 1975 en 2015

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Le documentaire fait le tour du monde. Il est d’abord présenté en Allemagne, pays co-producteur qui a laissé carte blanche à Varda. Il part ensuite à Londres, en Suède, à Bruxelles, à Bombay, à Melbourne, à Boston, en Thessalonique, à Florence, à Hong-Kong, à Moscou… Point de départ de ces voyages : la ligne électrique de quatre-vingt-dix mètres que la réalisatrice a fait tirer de son compteur pour la brancher à sa caméra Super 16, câble qui passe par sa boîte aux lettres et à propos duquel elle déclare : « J’ai décidé de tourner Daguerréotypes à cette distance-là. Je n’irai pas plus loin que mon fil. Je trouverai de quoi filmer, là, et pas plus loin. »

Quatre ans après son saisissant « Décor Lafayette », Anne Savelli explore en 2017 aux éditions de l’Attente un autre continuum spatio-temporel et psychogéographique, s’appuyant sur le documentaire « Daguerréotypes » (1975) d’Agnès Varda et sur les commerçants d’époque de la rue en question, dans le quatorzième arrondissement parisien, pour y accoler (elle pose ses cartes sur la table, bien en évidence et sans trucage, en début de volume – et pourtant il sera beaucoup question de magie ici) les correspondances glanées dans la chambre verte, qui mettra en jeu le quartier des Halles, dans trois villes de la banlieue parisienne (Tremblay-en-France, Montreuil-sous-Bois et Épinay-sur-Seine), et dans le film « Les demoiselles de Rochefort », entre autres pièces en apparence peu spectaculaires, dont l’entrechoquement minutieusement agencé (sous ses apparences de dérive et de rêverie) va à nouveau créer la beauté et l’intelligence des mots.

En 2011, Agnès Varda, désormais munie d’une caméra numérique, filme ses voyages dans le monde, cinq épisodes d’une série documentaire où on la verra aussi bien cinéaste que plasticienne, invitée partout, aimée, fêtée, qui en profite pour découvrir et faire connaître le travail d’autres artistes.
Tout commence, cependant, par l’arbre de sa cour, rue Daguerre, dont il faut tailler les branches parce qu’elles mangent la lumière, explique-t-elle. Elle filme la coupe à la scie, le bruit à vif après le froissement du feuillage, ce qui tombe à terre, dépouillement, nudité dont on retient les blessures apparentes alors que l’écorce, la silhouette de l’arbre, le tronc enfin font écran, ou plutôt arrière-plan destiné à présenter, à soutenir le générique.
Ensuite, Varda s’en va. Pendant ce temps l’arbre repousse et, très vite, en moins de trois mois, redevient tel quel. Au début de chaque épisode, on en retrouve derrière une fenêtre les feuilles frémissantes, le nichoir attaché à une branche. Quelques instants plus tard, le rideau blanc, très beau, de la fenêtre qu’on imagine être celle d’une chambre, que l’on ne fait que deviner, se ferme et le film peut commencer. « Je voyais, filmais des fragments, l’arbre renaissait » résume-t-elle.
Cet arbre dans la cour, puisqu’il s’agit d’une cour fermée, soustraite aux regards par un grand portail à code ou à clés, demeure invisible pour qui marche dans la rue Daguerre. Quelles feuilles, quelles branches se cachent dans le décor ? Ici et maintenant, nous n’en savons rien. Ne pouvons compter que sur ces images gardées en mémoire : le vert qui envahit puis révèle la pierre ou la brique blanches, l’air et la lumière – lumière, l’un des premiers mots qu’elle emploie, Varda, elle qui fut d’abord photographe et justement fait le portrait de l’arbre pour définir, pendant qu’il ne cesse de croître, son projet : un feuilleton de feuilles.
La fenêtre se ferme sur le rideau et ses décorations florales, dont on perçoit en transparence la trame.
Ce que nous emportons sans le savoir : l’idée du vivant en un point précis et fixe, en pleine expansion tandis qu’une femme s’en va explorer le monde.

 

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Agnès Varda, « Daguerréotypes » (1975)

Bien davantage qu’une tentative d’épuisement de l’art spécifique d’une cinéaste (on songerait alors par exemple au beau « L’amour la gueule ouverte » d’Alban Lefranc), Anne Savelli tente et réussit un croisement multiple et une prolifération songeuse, mêlant les arcanes géographiques d’une rue parisienne et de ses échos déterminés (en y instillant le mystère du quotidien, en résonance avec « La Cache du Minotaure » d’Undine Gruenter, par exemple, pour le cas de Montmartre) aux portraits en léger trompe-l’œil de ces commerçants ordinaires immortalisés il y a quarante-deux ans par Agnès Varda, mais aussi aux méandres beaucoup plus contemporains du désir organisé d’écriture. Le dispositif d’ensemble est subtil, complexe et sinueux, et maintient pourtant tout au long de ses méandres soigneusement pensés un pas dansant, presque aérien, qui fait de cette vie étendue sur des points d’accroche séparés par quarante ans de bouleversements de la société et de l’âme, un songe poétique redoutable, beaucoup plus politique aussi (comme « Décor Lafayette ») qu’il n’y paraît au premier abord.

 

 

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Agnès Varda, « Daguerréotypes » (1975)

Varda l’a expliqué  : ce qui a structuré Daguerréotypes, c’est le passage d’un magicien dans le café près de chez elle lors d’une soirée exceptionnelle sans augmentation du prix des consommations.
Le voici. Une affiche annonce sa venue. Le jour J, boucher, boulanger, moniteur de l’auto-école, le quartier s’entasse dans l’arrière-salle du bar, prêt à se laisser hypnotiser, surprendre, épouvanter par un certain Mystag. Varda filme tout, spectacle et spectateurs, images qui rythment ensuite l’ensemble du documentaire.

 

Mobilisant des registres imaginaires disjoints dont elle étudie les réactions chimiques possibles, Anne Savelli excelle ici à construire une poésie analytique puissante, exigeante, qui laisse pourtant sourdre en permanence la suggestion d’une magie des lieux et des êtres, que la grisaille qui pèse si terriblement sur eux, dans les faits, n’atteint peut-être pas – et c’est bien à l’écriture de provoquer encore ce miracle-là.

La ville est pleine d’hommes pressés qui veulent des chants efficaces. Il faut que ça tienne, que ça claque des doigts. Qu’on comprenne tout de suite.
En bas c’est friable, comme figé.

(…)

Comment savoir ce qui de la permanence aurait persisté, sans la connexion ? Est-il possible de projeter 1975 en 2013 ? On commence : une immense lassitude s’installe. Quelque chose entrave, vient gêner. Manivelle grippée, jonctions qui résistent : le cerveau refuse de projeter ce qui aurait manqué sans les mails, les réseaux, la multiplicité, le synchronisme. Tous ceux qu’on n’aurait pas connus. Tout ce qu’on n’aurait pas fait, dont on n’aurait pas eu l’idée. Les voyages, vrais ou faux, les images, les textes.
Rencontrer quelqu’un et, sans rien en savoir, sans connaître ni son passé ni sa famille, ni ses amours ni même ce qu’il fait dans la vie, ni son visage ni sa taille ni sa voix, avoir commencé, déjà, à partager : voilà ce qui, en 75, était inconcevable. Voilà comment les lignes se sont déplacées.

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Copie-de-anne-savelli-©-stefan-schopferer-vintage-886x500

Photo ® Stephan Schopferer

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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