☀︎
Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Poèmes de la révolution » (Ernesto Cardenal)

Une célébration lyrique et fougueuse du combat sandiniste et de sa victoire, avant les désenchantements.

x

Poèmes de la révolution

Publiés en 1984 au Nicaragua, traduits en français en 2011 par Bernard Desfretières (qui propose aussi une précieuse introduction et des notes abondantes, fort utiles pour expliquer les nombreux noms propres utilisés), au Temps des Cerises, ces « Vols victorieux », surtitrés chez nous « Poèmes de la révolution » donnent un bel aperçu de l’écriture de ce si curieux personnage, trop peu connu en France, qu’est Ernesto Cardenal, à propos duquel je me permets donc de rappeler quelques éléments biographiques.

Né dans une famille nicaraguayenne aisée en 1925, il poursuit des études supérieures de lettres à Managua et à Mexico, puis en Europe et aux États-Unis. Après l’échec de la révolution anti-somoziste de 1950, à laquelle il participe, il devient moine trappiste dans le Kentucky, et sera ordonné prêtre en 1965. Fondateur de la communauté religieuse et artistique de Solentiname (sur une île du lac Nicaragua), théologien de la libération convaincu, essayiste, écrivain et poète, activement engagé au sein du FSLN (il sera en 1979 le ministre de la Culture du gouvernement d’union nationale après la chute de la dictature), durement réprimandé (puis exclu) pour ses engagements par le pape Jean-Paul II (dont l’affection pour le progressisme était bien connue) en 1983, il prendra ensuite ses distances avec Daniel Ortega et ses dérives, et sera l’un des membres fondateurs, aux côtés de la plupart des grands sandinistes historiques, du MRS (Movimiento de Renovación Sandinista) en 1995.

mural2

Peinture murale à Solentiname.

x

Nous avons un centre commun et il est devant nous.
Beaucoup sont prisonniers, d’autres clandestins.
Les paysans, ils sont jetés depuis les hélicoptères.
Donner la vie, c’est s’abandonner au futur.
Pour n’être qu’un seul corps avec un seul entendement
et la volonté de prétendre à la même chose tous ensemble.
Le Président de la Cour a déclaré :
« Êtes-vous au courant qu’ils se battent pour les pauvres ?
Répondez par oui ou par non. »
Pour devenir quelque chose de plus grand que soi-même.
Tout est mouvement : galaxie, système solaire, planète
et aussi Maria Daniela, le vieux canot des Lorío
tout navigue dans l’espace-temps.
« Je crois qu’ils se battent pour les pauvres. »
J’ai été convoqué à la Cour
et j’ai fait Ta volonté.
Je regarde les étoiles et je dis :
j’ai respecté tes commandements.
Dans notre modeste coin, la révolution planétaire
une humanité sans classes
ce qui fait
que la planète tourne autour du soleil.
L’unification
de l’univers !
Et les « ténèbres extérieures » :
les espaces interstellaires ?
Tout est mouvement
que Ta volonté soit faite
sur la planète comme dans les galaxies.

solentiname

L’île de Solentiname.

Comme souvent dans la poésie révolutionnaire de « première génération » (celle encore intimement liée au combat politique et militaire), les textes d’Ernesto Cardenal (mais en réalité ni plus ni moins que, jadis, ceux de Vladimir Maïakovski ou de Sergueï Essenine) ne sont pas exempts d’une certaine naïveté, qui peut faire sourire (plus ou moins jaune) depuis notre confort relatif et blasé d’Européens de 2015. Le lyrisme révolutionnaire, parfois pesant, de cet ami célébré et primé de Julio Cortazar, se nourrit néanmoins d’une lutte s’étant étendue sur plusieurs dizaines d’années, ancrée dans l’occupation américaine des années 1920-1930, au service des multinationales fruitières et caféières, avant que l’US Marine Corps ne cède la place à sa créature, la Garde Nationale d’Anastasio Somoza (le père), dont le coup d’État de 1934 le conduira au pouvoir en 1936, ancrée dans les centaines de martyrs accumulés au fil des années, qu’ils aient été guérilleros, sympathisants, ou simples paysans, dans les milliers d’arrestations arbitraires, d’assignations à résidence, d’exécutions sommaires plus ou moins secrètes qui ensanglantèrent le Nicaragua jusqu’en 1979 (et pour quelques années encore ensuite, lorsque les contras financées par l’Irangate américain développèrent leurs escadrons de la mort). Poésie des luttes et des souffrances, des espoirs et des lendemains, de la foi et de la volonté, elle témoigne et elle vit, télescopant au fil de ses vers libres des quotidiens accablés et des instants de bonheur, en attendant la victoire.

x

x

x

Ernesto Cardenal

L’ARRIVÉE
Nous sortons de l’avion et nous dirigeons, Nicaraguayens et étrangers
confondus, vers le grand bâtiment éclairé – d’abord
la Migration et la Douane – et moi je songe, alors que nous en approchons
le passeport à la main : quelle fierté pour moi d’être titulaire du passeport de ma patrie socialiste et quel bonheur
d’arriver dans le Nicaragua socialiste – « Camarade »…
c’est ce qu’on me dira – un camarade révolutionnaire bien accueilli
par les camarades révolutionnaires de la Migration et de la Douane
– il ne s’agit pas d’abolir tout contrôle, il faut en exercer un
pour éviter à tout jamais le retour du capitalisme et du somozisme –
et quelle émotion de revenir au pays en pleine révolution
avec à chaque fois de nouveaux changements, de nouveaux décrets d’expropriation
dont on me parlera, des transformations à chaque fois plus radicales
d’innombrables surprises pendant le court laps de temps de mon absence
et je lis de la joie dans les yeux de tous – de ceux qui sont restés, les autres sont déjà partis – maintenant nous entrons dans la lumière
et on nous demande les passeports, à ceux d’ici et aux étrangers mais c’était un rêve et je me trouve dans le Nicaragua somoziste on me prend le passeport en usant de la même politesse glacée qu’on manierait à la Sécurité pour me dire « entrez »
on l’emporte à l’intérieur et on ne le rapporte plus (on est
certainement
en train de téléphoner – certainement à la Sécurité
aux services de la Présidence ou allez donc savoir à qui) et
maintenant
tous les passagers ont quitté les lieux et j’ignore si je vais être
arrêté
mais non : on revient avec mon passeport au bout d’une heure
la CIA devait savoir que cette fois je ne suis pas allé à Cuba
et que je n’ai passé qu’un jour à Berlin-Est
je peux enfin passer les contrôles de la Douane
seul voyageur à la Douane avec ma vieille valise
le garçon qui me contrôle fait semblant de me contrôler
sans rien contrôler, tout bas il m’a dit « Mon Révérend »
et il ne fouille pas le fond de ma valise où il trouverait
le disque avec le dernier appel d’Allende au peuple
depuis la Moneda haché par le bruit des bombes
que j’ai acheté à Berlin-Est ou encore le discours de Fidel
sur le renversement d’Allende que m’a offert Sergio
le garçon me dit alors : « Il est huit heures et nous n’avons
pas dîné
nous aussi, les douaniers, la faim peut nous tenailler »
et moi : « À quelle heure mangez-vous ? » « Pas avant l’arrivée
du dernier avion »
maintenant je vais me diriger vers les ténèbres de la ville
dévastée
où rien ne change et où il ne se passe rien mais j’ai vu
ses yeux et ses yeux m’ont dit : « Camarade ».

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Archives