Art stylisé du sabre japonais, adversaires bien réels, concentration ultime du récit. La grâce efficace.
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Lectrices et lecteurs passionnés savent, au moins avec « Le dernier monde » (2007), « Bastard Battle » (2008), ou « Faillir être flingué » (2013), à quel point Céline Minard fait partie des rares auteurs capables de jongler – en y étant vraiment à l’aise – avec les codes des genres littéraires, qu’ils soient science-fiction, roman médiéval croisé aux arts martiaux, ou western, tout en y préservant un projet créatif propre. Dans cette captivante zone d’hybridation maximale, seuls peut-être Cormac McCarthy, Percival Everett ou Brian Evenson peuvent rivaliser de pertinence et d’inventivité avec elle.
Avec ce « KA TA », qui paraît le 22 octobre prochain chez Rivages, fruit d’une résidence d’écriture à Kyoto en 2011, elle réussit la prouesse éblouissante de fusionner l’art japonais du sabre – et ses katas stylisés face à des adversaires tout entiers à imaginer dans la salle d’entraînement -, un bestiaire d’adversaires progressivement incarnés et devenant terriblement tangibles – dans lequel on devine aussi bien des monstres issus de contes traditionnels que des yakuza venus de films très contemporains -, et l’art d’écrire qui est le sien en toutes circonstances, par lequel la voix intérieure de la protagoniste prend une résonance inouïe mêlant métaphysique intime et concentration objective.
Il n’était pas menaçant. Ses yeux luisaient d’une excitation déclinante, sur le point de passer au compte des souvenirs. Il était repu. La fatigue commençait à l’atteindre. Mais par habitude et parce qu’il s’était trouvé face à moi sur le sommet qu’il cherchait à atteindre mais que l’ascension lui cachait, debout et non plus accroché, pesant sur le plan brutalement inversé de la paroi, brièvement désorienté, il ne vit pas qu’il pouvait se détourner et choisit de dérouler un pas dans ma direction.
Le sabre sortit du fourreau sans que j’eusse l’impression d’y porter la main.
La coupe horizontale, appuyée par mon genou instantanément relevé, trancha son pied dans l’épaisseur et fit s’envoler dans la lumière du jour nouveau, des esquifs de fourrure vers la vallée.
La coupe verticale trancha son crâne et son visage en deux parties égales, dédoublant le sourire d’étonnement et les deux rangées de dents découvertes par le rictus de la mort qu’il avait eu le loisir d’observer au cours de la nuit et qu’il reprenait à son tour avec l’habileté caractéristique de son espèce.
Une canine un peu faible se détacha sous le choc, et vint rouler sur la roche jusqu’au bord du gouffre où elle s’arrêta. J’entendis au travers du mince bouillonnement du sang versé, le tintement de cette perle contre la pierre, comme dans une alcôve un collier brisé, suivi du sifflement de fouet de mon sabre essoré dans l’espace.
Les dernières éclaboussures saluèrent avec moi l’éclat du jour que j’accueillis dans les formes, les pieds joints, les épaules tombées, les genoux fléchis. Sabre au fourreau dans la ceinture.
Comportant de surcroît vingt illustrations d’une justesse absolue conduites par la plasticienne Scomparo, habituée des collaborations avec Céline Minard, voici trente-trois pages de texte dense et zen qui en valent des centaines.
Le masque chauve se pencha sur les débris de sa lance selon l’angle d’inclinaison qui marque au théâtre la nostalgie ou l’incrédulité.
J’essorai et rengainai mon sabre sur le pas de la porte dont les battants se refermèrent une dernière fois à ce quatorzième étage, accompagnant mon retour dans l’habitacle d’un soupir satisfait.
Nous encaissâmes le décrochement hydraulique de l’ascenseur qui reprenait et poursuivait sa descente, brièvement entravée. Le sol n’eut pas le temps de devenir collant. Et malgré la présence des deux femmes au-dessus de l’homme au complet sombre allongé derrière moi, je descendis au rez-de-chaussée sans avoir été dans l’obligation de me retourner une nouvelle fois.
Un art de la rencontre, du « rester zen en milieu hostile », qui évoque aussi les magnifiques vignettes fantastiques toutes en « understatement « composées par Jonathan Wable dans son « Six photos noircies » en 2013.
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Au milieu de la pelouse sèche, un grillon s’était subitement tu.
Les bras légèrement écartés du corps, je tenais mes paumes à plat sur mes cuisses.
La distance qui le séparait du point où mes genoux touchaient la terre était longue de plusieurs longues foulées d’ogre. Je connaissais sa masse, je déduisis son savoir de la qualité de son déplacement : les herbes ne crissaient pas.
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Un livre aussi bref que fluide, dense et indispensable.
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