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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Jamais avant le coucher du soleil » (Johanna Sinisalo)

Une fable scientifique de la beauté et de la sauvagerie nichées dans nos inconnues.

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RELECTURE

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Les trolls existent vraiment. Loin d’être uniquement les créatures mythiques du « Kalevala » finlandais, plus tard dévoyées en familiers de tant de contes scandinaves, puis en faire-valoirs de nains et de hobbits chez J.R.R. Tolkien, avant de finir en pollueurs métaphoriques de forums et de réseaux sociaux, ils ont été officiellement découverts (ou reconnus zoologiquement – et classés parmi les mammifères) en 1907, un peu après l’okapi (1900) et juste avant le varan de Komodo (1912).

TROLL (syn. diable des forêts ; anc. croquemitaine, gobelin, ogre ; nom sc. Felipithecus trollius ; famille des félipithécidés).
Carnivore scandinave à l’aire de répartition limitée au nord de la mer Baltique et à la Russie occidentale. Chassé par la déforestation du reste de l’Europe, où il était encore relativement commun au Moyen Âge, à en croire les légendes et les sources historiques. Officiellement découvert et classé parmi les mammifères en 1907, considéré jusqu’à cette date récente comme une créature mythique, uniquement attestée par la tradition populaire et les contes.
Poids et taille d’un mâle adulte : 50 à 75 kilos pour 170 à 190 centimètres. Bipède plantigrade aux membres longs dont la locomotion présente cependant de nombreux traits digitigrades. Pattes postérieures et antérieures respectivement pourvues de 4 et 5 doigts armés de longues griffes, dont un pouce préhensile. Queue longue, terminée par un pinceau de poils. Langue râpeuse. Yeux rouge orangé, pupille elliptique. Robe noir profond. Fourrure dense à poil lisse et, chez le mâle, tête coiffée d’une abondante crinière noire. Exclusivement nocturne. Se nourrit principalement de menu gibier, de charognes, de nids et de jeunes oiseaux. Passe l’hiver assoupi dans sa tanière. La femelle, probablement fécondée à l’automne avant le sommeil hivernal, met bas 1 ou 2 petits au printemps ou au début de l’été. Le mode de vie de ce prédateur extrêmement farouche et extrêmement rare reste cependant mal connu. Population estimée en Finlande : 400 individus environ. Classé parmi les espèces menacées.

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C’est ce qu’apprend, en parcourant fébrilement le net, Ange, photographe de publicité et par ailleurs brûlant objet de désir pour bon nombre de ses amis, anciens amants ou rencontres récentes, voire hétérosexuels troublés par son charme, alors qu’il vient de recueillir un bébé troll, arrivé on ne sait comment dans la cour de son immeuble d’Helsinki, au milieu des poubelles où quelques gamins s’apprêtaient à le molester.

Son troll est comme un pan de nuit que quelqu’un aurait dérobé au paysage et fait entrer dans la pièce. C’est une parcelle de ténèbres venteuses, un ange noir, un esprit de la nature.
Peut-on apprivoiser un fragment d’obscurité ?
Peut-être, si on commence quand il est encore très très jeune, suffisamment perdu, suffisamment faible…
Petit enfant de la nuit.

C’est à partir de cette étonnante prémisse, qui semble d’abord anodine avant de se révéler peu à peu pleinement déstabilisante, que la Finlandaise Johanna Sinisalo a bâti son très puissant premier roman, couronné l’année de sa parution (2000) par le prestigieux prix Finlandia en littérature (dite) générale et par le non moins prestigieux prix Kuvastaja, créé cette année-là et consacré à la science-fiction et au fantastique. La traduction anglaise de l’ouvrage obtiendra aussi le prix James Tiptree Jr. en 2004. Traduit en français en 2003 par Anne Colin du Terrail chez Actes Sud, ce roman construit une extraordinaire rationalisation scientifique d’un contenu mythologique, usant de très sérieuses parodies d’articles savants, de sites pratiques, d’articles mêlant faits divers et spéculations journalistiques, pour nous offrir une intense et perturbante fable contemporaine du désir et de la connaissance, de l’alchimie des êtres et de la forces des ignorances et des préjugés, de la sauvagerie primitive et de ses versions civilisées.

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Le docteur Spiderman a parlé de nids. J’ai donné au troll des œufs de poule crus, d’abord cassés dans un bol, puis avec leur coquille, mais il n’en a voulu sous aucune forme. Je suis allé acheter chez Stockmann des œufs de caille qui ont paru l’intéresser un peu plus, mais peut-être leur couleur, leurs mouchetures ou leur taille lui rappelaient-elles simplement quelque chose, et il n’y a pas non plus goûté.
Je jette un coup d’œil vers le lit, vers ce petit être noir à la fois inquiet, épuisé et de toute évidence douloureusement affamé. Je ne peux pas le laisser sortir, dehors l’attendent des hordes chaussées de bottes à bout ferré qui s’éclatent à arroser d’essence les SDF, à jeter les chats du haut des toits et à tabasser les pédés. Et si je parle de lui à qui que ce soit, je le perdrai tout aussi sûrement.
L’odeur de baies de genévrier me chatouille les narines. Ses propres congénères n’ont pas voulu de lui. Il était de trop, un poids mort, un fardeau. Ils ont abandonné cette svelte et souple créature que l’on pourrait immortaliser dans du marbre noir.

Multipliant avec une grande habileté les différents points de vue subjectifs sur ce qui se passe sous nos yeux – alors que longtemps nous ne voyons rien -, Johanna Sinisalo réalise aussi un beau tour de force de poésie narrative, révoquant sans pitié nos attentes en doute, usant des présupposés de la société et de ses personnages comme de ceux de la lectrice ou du lecteur, pour orchestrer une spirale noire et inquiétante, impensable et pourtant magnifique. Anticipant les clins d’œil ou les réflexions croisées que pourraient susciter tant le « Défaite des maîtres et possesseurs » (2016) de Vincent Message que le « Lumikko » (2006) de Pasi Ilmari Jääskeläinen, « Jamais avant le coucher du soleil » est un très grand roman, poignant et intelligent, émouvant et délétère, machiavélique et poétique – comme le sont les obscurs objets du désir.

Dans la soirée qu’elle consacrait aux littératures scandinaves en juin 2014 à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris), luvan en parlait superbement, et on peut l’écouter ici, à partir de 1:12:05.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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