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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Les eaux glacées du Belomorkanal » (Anne Brunswic)

L’histoire contrastée et la trace actuelle du canal Baltique – Mer Blanche, exhumée depuis le terrain, en Carélie.

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Les eaux glacées du Belomorkanal

Publié en 2009 chez Actes Sud, l’avant-dernier en date des récits d’autobiographie et de voyage de la journaliste Anne Brunswic s’intéresse au mythique canal Baltique-Mer Blanche, creusé en 1931-1933 à travers la partie soviétique du plateau lacustre de Carélie par des milliers de prisonniers de ce qui allait devenir le Goulag, les « zeks » qui donnèrent par la suite leur nom à l’ensemble des déportés intérieurs du système pénitentiaire stalinien.

Je reviens d’un long séjour en Carélie. J’ai engrangé des notes, des carnets, des photos, des enregistrements sonores et même quelques films sous forme de galettes argentées. S’il faut risquer l’image d’une grange, la mienne se remplit l’hiver, dans la neige. De nouvelles amitiés se sont nouées. De tout cela sortira peut-être un livre. Mais pas à proprement parler un livre de voyage car l’histoire l’emportera sur la géographie. Il sera question de l’histoire des gens que j’ai rencontrés aux prises avec une Histoire qui reste largement à écrire. « Sera question » car les questions l’importent plus que les réponses. De mon histoire aussi, forcément.

Là où Olivier Rolin, dans son « Météorologue » (2014), s’intéresse avant tout au bagne précurseur, champ d’essai du Goulag, que furent les îles Solovki, au milieu de la mer Blanche, et ne traite des zeks du canal que, quasiment, comme une conséquence de l’acte fondateur de 1927, Anne Brunswic s’est concentrée (malgré son propos introductif ci-dessus) sur la géographie, physique et humaine, sur l’anthropologie sociale de cette fraction de la Carélie, et sur la manière dont les ombres, disparues (celle des déportés) ou encore présentes (celle du canal lui-même), façonnent les cœurs et les esprits d’aujourd’hui.

Une passerelle couverte de neige traverse le torrent pour conduire à deux isbas dans une clairière. Ce calme paysage hivernal composé par Rodtchenko ouvre le chapitre 7 intitulé « Les soldats du canal » mais la légende recadre le propos : « Ici, depuis que le canal passe, c’est une nouvelle nature qu’on a créée. » Une photo colorisée représente de trois quarts une détenue attaquant un rocher à l’aide d’un marteau-piqueur. En légende, une citation de Marx : « En transformant la nature, l’homme se transforme lui-même. » Sur une page représentant deux prisonniers occupés à scier un tronc dans une clairière enneigée, le message se répète : « Le travail les rééduquera. » Une autre photo page 262 montre un énorme nuage noir s’élevant au-dessus d’un lac, splendide composition en gris et noir qu’on pourrait croire d’inspiration symboliste. « Ils n’ont pas seulement fait sauter un rocher – ils ont fait sauter leur vieux monde », dit la légende. Le chapitre intitulé « Les tchékistes » s’ouvre avec l’image d’une grande croix orthodoxe recyclée en poteau électrique : « Sur les croix de la vieille Carélie, les fils électriques, drapeau du progrès socialiste… » Sans relâche, l’Album Gorki tire toute légende vers le légendaire et toute photographie vers l’allégorie.

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Confrontant le célèbre Album Gorki, qui regroupa photographies et textes enthousiastes d’une quinzaine d’écrivains pour célébrer l’ouverture du canal en 1933, à la réalité des témoignages et des archives accumulées dans divers musées et instituts, que ce soit à Moscou ou à Petrozavodsk, sur place, voire dans des villes ou bourgades encore plus modestes, Anne Brunswic tente de reconstruire la mémoire des lieux et des personnes, écho dans la nuit stalinienne, brèves lueurs récentes recueillies par les diverses associations de mémoire (sur lesquelles Olivier Rolin s’appuyera également) avant que le contrôle poutinien ne referme largement cette parenthèse de transparence quant à l’ensemble des horreurs staliniennes.

En URSS, pendant deux ans et demi, le Belomor continue une carrière « médiatique ». Au théâtre, la comédie de Nicolas Pogodine, Les Aristocrates, remporte un succès. Le titre fait allusion à la règle sacrée des droits communs, le refus (aristocratique ou anarchiste ?) de toute espèce de travail. Bientôt le même Pogodine en tire une version pour l’écran au titre dépourvu de toute ironie, Les Prisonniers, production Studio Mosfilm, 1936, réalisation Evgueny Tcherviakov. J’ai eu le privilège d’en visionner une copie au centre de documentation de Memorial à Moscou. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir une comédie musicale sur le Goulag.

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Avant de se plonger dans les rencontres humaines, et de ressentir avec une curieuse force et une réelle émotion le pouls contrasté de cette région engoncée dans son histoire, Anne Brunswic prend néanmoins le temps d’actualiser les mythes les plus répandus (et que nombre de journalistes ou d’écrivains, ne prenant pas la peine de vérifier les sources les plus récentes et les recherches effectuées depuis l’ouverture des archives soviétiques, continuent à colporter régulièrement) sur le nombre réel de morts autour du canal (25 000, ce qui est colossal, mais très inférieur aux 150 000 que l’on trouve encore sous la plume de certains) et sur l’utilité de la voie d’eau (dont le trafic constaté est très nettement supérieur au vide dénoncé en ouï-dire mais avec force par Alexandre Soljenytsine).

En mai 2007, est paru en français La Maison au bord de l’Oniégo de Mariusz Wilk. Dès que j’ai pu, je me suis jetée sur les carnets de cet écrivain polonais qui vit depuis longtemps dans le Nord russe et vient de passer trois ans tout près de Velikaia Gouba. Avec lui, j’apprends beaucoup sur les traditions poétiques, mystiques et culinaires du Nord. Mais nous n’avons pas vu le même pays. M.W. passe le plus clair de son temps à aménager sa vaste maison, à résister au froid, à admirer le lac dans tous ses états, à se nourrir de lectures et de sagesse orientale, à fuir les importuns. Sur les moujiks de la Grande Baie, abrutis par l’alcool et la fainéantise, il ne trouve pas grand-chose de bon à dire. Même pas capables de réparer un poêle. Et pas davantage sur les mères Courage qui portent le village à bout de bras. M. W. est entré à la bibliothèque mais n’a pas poussé les portes de l’internat psychiatrique ni de la maison de la culture. Ses regards sont obstinément tournés vers le sanctuaire de Kiji et la spiritualité orthodoxe. Les miens, obstinément, ailleurs.

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Au hasard organisé des entretiens, des visites, du recueil de témoignages et de l’échange d’informations, entre lac Onéga et mer Blanche, Anne Brunswic élabore une singulière imagerie contemporaine, dans laquelle les responsables d’orphelinat, les techniciens des écluses, les infirmières, les gardiens de musée, les animatrices d’associations folkloriques, les bibliothécaires, les enquêteurs sur les archives du Goulag, les paysans retraités anticipent à bien des égards « La fin de l’homme rouge » de Svetlana Alexievitch., avec un regard constamment plus fin et plus varié que ce que les gros bataillons du cliché post-soviétique véhiculent en général si gaillardement. Assemblant son récit avec une belle honnêteté quant à ses propres doutes et ses questions personnelles, en les reliant sans cesse à la réalité observée et aux archives consultées, elle nous offre un livre puissant sous sa simplicité apparente, et une belle leçon d’histoire et d’anthropologie politique.

On aura accès sur le site d’Anne Brunswic, ici, à la plupart des archives photographiques en ligne concernant le Belomorkanal, souvent fort impressionnantes, et on consultera avec profit le travail de l’IHTP (Institut d’Histoire du Temps Présent) sur celles du musée de Petrozavodsk, ici. Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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