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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « J’ai vu un homme » (Owen Sheers)

Roman poignant de la fatalité et de la culpabilité, un peu affaibli par quelques facilités.

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J'ai vu un homme

Publié en 2015, traduit en français fin août 2015 par Mathilde Bach chez Rivages, le deuxième roman du Gallois Owen Sheers, après son « Résistance » acclamé en 2007 (l’auteur s’étant dans l’intervalle largement consacré à la poésie et au théâtre), propose un poignant récit d’empathie, de fatalité, de culpabilité et de quête de rédemption.

Un journaliste-écrivain, mondialement reconnu pour son premier roman né d’une immersion en profondeur dans les quartiers chauds de New York City, vient de perdre sa compagne, amour de sa vie, grande reporter de guerre disparue au Pakistan dans une « bavure » (ou un « dommage collatéral ») lors d’une frappe de drone. Se remettant laborieusement de sa douleur, il lie amitié avec ses nouveaux voisins, couple d’apparence ordinaire aux deux petites filles, traversé toutefois des tensions « habituelles » de la vie contemporaine, tandis que de son côté, l’officier de l’US Air Force responsable, parmi d’autres décideurs et exécutants, de la frappe de Reaper erronée et mortelle, s’étouffe sous les remords.

L’événement qui bouleversa leur existence survint un samedi après-midi de juin, quelques minutes à peine après que Michael Turner, croyant la maison des Nelson déserte, eut franchi le seuil de la porte du jardin. Ce n’était que le début du mois, mais Londres se boursouflait déjà sous la chaleur. Les fenêtres béaient le long de South Hill Drive. Garées des deux côtés de la route, les voitures bouillaient, brûlantes, leurs carrosseries prêtes à craqueler au soleil. La brise du matin s’était retirée, laissant la rangée de platanes parfaitement immobile. Les chênes et les hêtres du parc alentour ne bruissaient pas davantage. La vague de chaleur s’était abattue sur la ville une semaine plus tôt, et cependant les herbes hautes qui s’étendaient hors de l’ombre protectrice des arbres commençaient à jaunir.
Michael avait trouvé la porte du jardin des Nelson entrouverte. Il s’était penché dans l’entrebâillement, l’avant-bras appuyé au cadre de la porte, et avait appelé ses voisins.
« Josh ? Samantha ? »

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Sur ces prémisses étonnantes, mêlant habilement l’extraordinaire contemporain mondialisé à l’ordinaire très quotidien d’un quartier huppé de Londres, Owen Sheers tisse la toile serrée d’un glaçant drame domestique se déroulant au ralenti, entrelacé de profonds flashbacks qui donneront un sens et une résonance aux diverses manifestations de culpabilité qui s’ensuivront, offrant au passage une belle fable de l’observation piégée, de la complicité intellectuelle et émotionnelle à dérives, et du diable toujours niché dans les détails ou les coïncidences.

Pour chacun des textes qu’il livra, du millionnaire de Central Park au SDF du Bronx, la technique de Michael était la même : l’immersion. Il commençait par jouer sur le temps, en le dépensant sans compter. Constamment présent, il observait jusqu’aux plus anodins des événements du quotidien, finissant toujours, malgré sa grande taille et son accent, par se faire oublier. Il prit l’habitude de se promener en permanence avec des centaines de fiches blanches assez fines pour être glissées dans la poche intérieure de sa veste. Ce support, avait-il constaté, était plus discret et, en un sens, moins effrayant qu’un carnet de notes, car il laissait penser que ce qu’il écrivait n’était pas dûment consigné mais simplement jeté sur un bout de papier, appelé à disparaître à un moment ou à un autre.
Lorsque, après des mois de documentation, Michael sentait qu’il en avait assez vu et entendu – c’était une intuition plus qu’une certitude, une impression qui affleurait dans son champ de vision -, il sortait de l’existence de ses sujets aussi brutalement qu’il y était entré. Emportant avec lui leurs histoires jusqu’à son bureau dans son appartement de SoHo, où il s’immergeait à nouveau, adoptant un style romanesque afin de s’effacer non seulement de leur vie, mais aussi de ce qu’il écrivait sur eux. Il était bel et bien présent, à leurs côtés, pour assister aux événements qu’il décrivait – le jour où l’inspection sanitaire avait découvert un rat, le jour où un gamin avait agressé son professeur de maths, le jour où le chien du millionnaire s’était fait écraser – et cependant Michael ne figurait jamais dans la version définitive. Seuls les personnages demeuraient, menant leurs vies  à la troisième personne, égrenant les heures et les jours de la ville comme les pages d’un roman.

Avec un vrai brio de conteur, Owen Sheers nous offre un roman méritant certainement le détour, mais dont je ne peux m’empêcher de regretter, hélas, que – un peu comme Colum McCann dans son « Transatlantic » de 2013 – une partie du beau potentiel en soit gâchée par un abus d’effets d’écriture et d’explications de texte, voire de répétitions, pour lectrices ou lecteurs légèrement fatigué(e)s ou fainéant(e)s. Cette petite tendance à la sur-facilitation du récit en amoindrit l’impact, le banalise quelque peu, et le renvoie trop dans la zone d’une littérature de consommation courante, alors que beaucoup d’ingrédients étaient présents pour aboutir à une œuvre authentiquement magique.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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  1. Pingback: Note de lecture : « Résistance  (Owen Sheers) | «Charybde 27 : le Blog - 1 décembre 2015

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