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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « Yparkho » (Michel Jullien)

Mécanique automobile et pêche au mérou, beau récit poétique et paradoxal d’une Crète sourde et muette.

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yparkho

À paraître le 28 août 2014 chez Verdier, le quatrième roman de Michel Jullien poursuit ses explorations singulières d’univers lexicaux inattendus où il décèle et exhume une poésie inclassable. Après son beau « Esquisse d’un pendu » de 2013, qui arpentait le pavé parisien du Moyen Âge pour décortiquer l’art de la copie des manuscrits, et incidemment celui de l’enquête policière menée « mine de rien », à l’ombre du gibet de Montfaucon, « Yparkho » nous emmène en Crète, où un sourd-muet et sa mère affligée du même handicap survivent à leur misère acceptée grâce au don du fils pour la mécanique automobile, et en particulier pour celle des camions poids lourds à bout de souffle.

Traquant la poésie du langage de la chaleur, de la poussière, du poisson vite et habilement pêché, et sommairement cuisiné, de la courroie rompue et du moteur encrassé, au défi du silence commun qui envahit le quotidien, Michel Jullien nous convie aussi à une étonnante quête du son possible et de l’imagination jaillissant de la simplicité, par la magie suggérée – mais peut-être rêvée – d’une bouche d’ombre que le vent fait basson ou tuba – qui le saurait ?

Qu’un antique électrophone reçu en paiement de fortune d’un autre infortuné se mette à ressasser un disque fétiche, chanson populaire grecque à l’âge incertain, et le fantastique cherche à changer la vie, probablement en pure perte, tant le sort est solidement arrimé aux épaules de l’humain et doux mulet muet, qui invente pourtant une forme de bonheur vif, là où tout semblerait radicalement impossible.

Fable dévorée par la simplicité, la rudesse, l’absence apparente de tout sens à la vie autre que la survie, mais toute tissée dans ses creux secrets d’une tendresse bourrue, d’une solidarité discrète et d’une joie intérieure, « Yparkho », par la magie d’un langage mené chaque fois en ses retranchements, réussit la prouesse d’un enchantement initialement inattendu mais s’affirmant contre les coups du sort au fil des pages.

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« C’est du gros matériel qu’on fait descendre de bouche à oreille sur le chemin de la maison d’Ilias, de ces anciens camions angulaires portant à droite et à gauche de l’habitacle deux antennes ressort terminées d’une boule de couleur indiquant dans leur gesticulation la largeur possible du véhicule en de pareils endroits. Et quand un camion s’engage sur le chemin de Xerokambos vers la maison des muets, les deux scoubidous d’antennes s’agitent tout au long sur les ornières de terre rouge, entre les plans d’oliviers. On vient de Palekastro, de Ziros et d’Hohlakies, parfois de Sitia jusqu’à Zakros, après quoi il faut laisser le bitume, entrer en chaussée meuble, donner les roues aux défonces, aux ravines et aux pierres, c’est pourquoi les simples voitures ne viennent pas, leur garde-au-sol les en empêche. Et puis Ilias n’a pas tellement d’amour pour les voitures, domaine trop étroit, trop leste et délicat. Son peu d’estime se voit d’emblée à cette façon brusque et blasée d’approcher celles qu’on lui confie. Il va d’abord au capot, appuie deux fois sur l’aile pour se forger l’idée grossière des suspensions, accuse une moue de principe avant de continuer l’examen en faisant le tour du véhicule avec une mine de dégoût sans omettre d’envoyer un coup de pied qualifié dans chaque pneu, après quoi il accepte ou non d’aller voir le moteur. Son peu d’aménité pour les voitures tient peut-être à ce que sa surdité lui interdit officiellement d’en conduire, d’en posséder. Ce n’est pas pareil avec les camions ; d’une certaine façon ils sont à tout le monde, aux routes et à une confrérie de conducteurs, dont il est, sa spécialité l’y autorise. D’où son goût du gros, que du gros ; on vient chez lui débarquer de pleines carlingues, des vieilleries venues mourir dans le mouchoir de poche crétois après avoir brossé la Grèce au cours d’une première vie, de long en large, de la mer Ionienne à la mer Égée et de haut en bas, de la Thrace au Péloponnèse, affichant 50 000 kilomètres après avoir fait douze fois le tour du compteur, soit 600 000 kilomètres en plus de vingt ans – ce que la lumière accomplit pour sa part en deux secondes. Le garagiste sans titre voit arriver des autobus nés de 1960, assez cigares, au fuselage argenté avec des galeries courant le long du toit, accessibles par une échelle épousant l’arrière du véhicule. D’un côté et de l’autre, à l’emplacement de chaque siège, des vitres trapézoïdales fusent un peu vers l’arrière, elles sont dessinées comme ça, comme si l’idée de vitesse les avait inclinées dès l’usine, serties de lanières en caoutchouc défaites, pendouillant à certaines fenêtres. C’est fréquent, il vient chez les sourds des semi-remorques valides portant sur leur tablier de moindres camions à bout de course. Certains ne transportent pas mieux qu’une névralgie mécanique, un bloc-moteur entier, sanglé, juché sur un pont (comme une cervelle au centre d’un plat), désolidarisé du reste : châssis et carrosserie n’ont pu faire la route. Voici des camionnettes, des citernes, des bétonnières, des tractopelles remorquées, parfois un bateau d’agonie en charroi, avec son arbre de fer crevant la coque, dépassant de la plate-forme du camion, l’hélice dans le vide, prise d’algues sèches, affublée d’un fanion le temps du convoyage. Viennent aussi des cabines avancées, libérées de leur queue de véhicule, toutes seules, espèces de camions amputés avec leur plaque d’accroche circulaire, comme un moignon bouffi de gras, ne tirant rien, une atrophie mécanique, certains à cabine basculante, et lorsqu’elle bascule, sans aucune remorque derrière, l’habitacle cassé, l’engin diminué de son train arrière, leur silhouette a quelque chose d’inepte, n’ayant plus rien d’un vrai camion, avec le groin de carrosserie chaviré vers le sol ; viennent des poids lourds entiers encore pleins de leur chargement qu’il faut vider parfois afin que l’engin puisse monter sur l’élévateur, et voici débarquées sur la grève des tonnes de ferraille, de ciment, de tuiles, de palettes de soda, d’eau plate ou gazeuse ou, parfois, comme cela arriva un beau jour, des quintaux de lavabos déstockés le temps d’une réparation, là, à un pas de l’eau, devant la maison de la source, cent lavabos blancs détuyautés, pied en l’ait, cent bidets à côté qui ressemblaient à des morceaux de feta moulés, privés de robinets (cela faisait deux yeux ronds dans la faïence), alignés devant la mer comme une gigantesque anicroche, spectacle qui ne fut pas pour surprendre Maria. »

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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