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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Denise au Ventoux » (Michel Jullien)

Un homme, un bouvier bernois femelle, Paris et la Provence, et infiniment davantage pourtant.

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La chienne en vérité se moquait de la toponymie comme des altitudes, des pentes et des plats, des sentes, des lames calcaires serties en palissade autour de Buis, des sœurs dentelles de Montmirail, des cotes et des panoramas, tant qu’elle courait, en joie de gueule, d’exhalaisons, en joie de queue, de soif pour une flaque où laper à pleines dents – et quand elle boit de la sorte, très pochetronne, des mufflées d’affilée, c’est alors que ses dents feraient le mieux croire à une méchanceté dont elle est loin. Et si ce soir pâmée de torpeur entre ses trois coussins Denise au canapé sa vautrait comme une espèce de madame Récamier à l’envers, d’Olympia évanouie, s’étouffant de sommeil, c’est qu’elle rentrait ivre des grandes terres, d’une bambée comme jamais elle n’en avait connue car, en plus des distances, des bonds et des galops, nulle part de tout le jour elle n’avait senti l’homme à part moi, cette essence usuelle à sa truffe, disparue, on eût dit qu’elle s’en grisait, du manque.

Plus j’avance dans l’œuvre de Michel Jullien, plus je me dis qu’il y a bien là une magie très particulière en action. Alors que je me considère comme un lecteur plutôt rétif aux « sujets » très circonscrits, il a ainsi réussi à m’enthousiasmer successivement pour les tribulations du responsable d’un atelier parisien de copie de manuscrits en 1370 (« Esquisse d’un pendu », 2013) et pour la vie d’un mécanicien auto crétois, spécialisé dans les camions, pêcheur amateur et sourd-muet de surcroît (« Yparkho », 2014), avant de largement me convaincre, à nouveau, avec ce « Denise au Ventoux » (2017, toujours aux éditions Verdier) focalisé sur un bouvier bernois et sur son maître, sur leurs promenades en ville et en campagne, et sur les circonstances de leur relation. Denise le chien ne sert pourtant ici ni de prétexte rusé et cacophonique au bilan d’une vie, comme chez le John Fante de « Mon chien Stupide », ni de bouée de sauvetage d’une enfance orpheline dans la montagne, comme chez la Cécile Aubry de « Belle et Sébastien » (même si les pentes du mont Ventoux arpentées de concert par le maître et son chien prendront ici à l’occasion un petit air de Grand Baou issu des Alpes de Haute-Provence voisines) : l’alchimie qui opère ici à la lecture en est beaucoup plus mystérieuse, et repose certainement avant tout sur un étrange et millimétré maniement du langage, sur le choix minutieux des registres pouvant insidieusement se juxtaposer à l’intérieur d’une même longue phrase, sur les esquisses parallèles et justement haletantes d’un rythme et d’un souffle.

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L’homme qui promène son chien dans les grandes villes hérite d’un étrange statut de marcheur. Il n’a rien d’un passant. Ceux-là traversent le paysage de là à là, lui tourne en rond au pied des mêmes immeubles, astreint au surplace ; il le sait au fond de lui-même, sa mine le dit, ses sorties sont dévolues à la bête, il s’en acquitte, il n’est sorti que pour ça tandis qu’autour de lui vont des passants, des gens qui marchent pour eux. On dit promener son chien mais ce n’est pas tout à fait un promeneur non plus, ses voyages s’accomplissent sous la contrainte, par habitude, ils sont peu consentis, mal aimés après un certain nombre de mois. Pas non plus un badaud, un flâneur ; la balade est comptée, il n’a pas son temps ni la fantaisie de s’écarter du trajet, d’aller comme il le voudrait, d’abandonner subitement ses plans, de changer d’itinéraire, d’interrompre son cheminement pour un autre, de relâcher autrement que pour les brèves haltes lorsque l’animal en réclame, de plot en plot, seule occasion d’arrêt dont il ne décide pas, au mouchard des crottes. Il n’a en vérité qu’un seul credo, achever le tour et rentrer, lui et sa bête revenus des beaux horizons d’une sortie. Le promeneur de chien des villes se démarque des foules, ses poursuites pédestres ont comme un pas d’écart, il piétine, hors flux, voué à des boitillements de quartier, le bras tiré en avant vers la terre, lesté par la laisse. Avec la régularité de ses sorties et ses fréquents arrêts, avec ses tournées invariables, minutées, il pourrait faire penser aux facteurs (en plus de son métier le facteur est une espèce d’horloge laïque), mais le préposé des postes avec sa sacoche a tout d’une figure publique, communautaire, souvent saluée, capable de déroger à son grand ministère pour vous accorder une petite faveur citoyenne tandis que le promeneur de chien relevant d’autres chandelles sur la chaussée porte sur lui le sceau d’une individualité catégorique.

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À partir de ce noyau dur et presque insensé, de cette cellule proto-familiale endurcie que forment le bouvier bernois et le narrateur, avec le concours jamais fortuit – contrairement aux apparences éventuelles – d’une relieuse artisanale de haut vol, de sa sœur dépressive, d’un semi-escroc néerlandais féru de Van Gogh et de théâtre d’ombres alcoolisées, et d’une veuve provençale robuste et nostalgique, l’auteur tisse un récit curieusement comique et résolument poignant, délectable et songeur.

Denise et moi quittâmes Paris sans grands effets, deux sacs à petit fourniment. La compagnie des trains accorde aux chiens une place singulière : ils paient leur billet sans avoir de siège, ce qui fait d’eux des demi-bagages et des demi-passagers, ni l’un ni l’autre, quelque chose d’hybride. Le prix est en fonction de leur masse. Dans le cas de Denise, il en coûtait la moitié d’un billet plein tarif. Les chiens compostent puis, muselés, se placent comme ils peuvent sous les sièges, là où s’effleurent les jambes des usagers. À mes pieds, le grand corps du bouvier n’y tenait pas, un peu de sa salive moussant par-dessus les coutures de sa muselière, s’épongeant sur la moquette du rapide, son fessier réchauffant les souliers de mon voisin, le contraignant à ne pas étendre plus loin ses jambes. Homme courtois, quoique attaché à ne rien céder de ses aises, s’efforçant avec nombre signes de rendre manifeste l’extrême limite de sa philanthropie, si bien que je me résignai à ranger Denise autrement, la poussant dans la travée centrale, là où passent les gens avec d’énormes bagages à roulettes bien après que le train a démarré, quand il va déjà à plein régime. Elle encombrait, incontestablement, étendue dans le couloir, neutralisant le flux. Je la poussais chaque fois au passage des grandes valises, elle se relevait d’un coup de rein comme font les chameaux du désert avant qu’elle ne replonge entre mes jambes pour s’époiler contre celles du voisin. Elle avait cette gaine de cuir à la gueule, pour moi le poignet garrotté par la laisse, nous allions aux forêts du Vaucluse.

Derrière cet homme et ce chien, il y a infiniment davantage dans ces 130 pages, et notamment une intrigue dont on ne révèlera bien entendu rien. Toujours surprenant, extrayant d’étonnantes sensations fortes de l’apparemment anodin, Michel Jullien trace ici, à nouveau, l’un des sillons les plus excitants de notre littérature contemporaine, prenant comme un malin plaisir à déjouer les attentes, à se saisir de l’improbable pour opérer sa mystérieuse prestidigitation.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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