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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Vivance » (David Lopez)

Une vraie-fausse errance cycliste montagnarde, une immobilité trompeuse, une confrontation décisive entre ce qui est et ce qui pourrait être. Avec le langage précis qu’il faut pour cela. Impressionnant.
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Vivance

Ah mince, j’ai tué. Je n’ai même pas eu le temps de me demander d’où ça venait. C’était là, dans mon cou, venu de nulle part. À peine mes doigts se sont refermés dessus que j’ai senti comme c’était fragile. J’ai appuyé fort, à croire que j’aurais voulu y imprimer mes empreintes. L’énergie qu’on peut concentrer entre deux phalanges ça semble peu de chose, et pourtant je viens de démantibuler un corps. Je devine une fourmi, ce qu’il en reste, en regardant mon index. Des résidus sur le pouce, parties que je ne saurais raccorder à la dépouille. Elle a d’abord dû être sectionnée sous la pression, en son milieu j’imagine, séparée puis entremêlée sous le roulement du pouce contre l’index. C’est là qu’il repose, le corps, car la fourmi n’est plus. Je le regarde quelques secondes, un peu triste et surtout coupable, avant de l’expédier d’une pichenette que j’avais pensée plus adroite, puisque je le perds de vue dans sa chute. Je balaie le sol du regard et abandonne assez vite l’idée de le retrouver. Après m’être demandé en quoi consisterait une sépulture digne de ce nom je comprends que, malgré la considération que je pourrais montrer envers son cadavre, je ne rachèterai pas le mépris que j’ai eu pour sa vie. Je suis tenté de plaider la surprise. Alors que je vais pour tremper le pinceau dans le pot de peinture blanche j’aperçois une petite tache noire, c’est là  qu’il était le corps, aggloméré en une petite boule. Je l’observe un peu, me réjouis que la peinture soit assez épaisse pour qu’il ne coule pas, puis je trempe le pinceau pile sur lui, avant de badigeonner le mur, en haut sous la gouttière.
J’ai attaqué la partie au-dessus de la fenêtre de la cuisine. La façade autour de la porte du garage c’est fait, ça m’a pris deux jours. J’avais tablé sur davantage, au moins trois, mais j’ai eu beau consacrer la moitié de mon temps de travail à faire des pauses, c’est allé plus vite que prévu. Ça fait beaucoup rire Denis, le garçon qui passe me voir de temps en temps. Tous les jours en fait, pourvu qu’il fasse assez beau pour s’installer à la petite table du jardin. Ça le rassure de me fréquenter, il se prend pour un marginal parce qu’il est inactif et vit de la débrouille, en moi il voit un genre de modèle, il n’a pas encore l’âge de distinguer la rébellion de la démission. Souvent c’est en début d’après-midi qu’il vient, et je devine à ce qui lui traîne dans les yeux que mon café lui fait office de petit déjeuner. Ça le fait rire que je mette autant de temps à repeindre ma maison étant donné que j’utilise un pinceau à brosse plate de même pas quatre centimètres de largeur, à poils durs. Pour lui ce serait déjà insuffisant pour peindre une table basse, alors une maison. Il m’a rapporté l’autre jour un rouleau tout neuf, où est-ce qu’il a trouvé ça, avec un petit bac adapté, parce que accessoirement j’en fous partout, et quand je vois une goutte de peinture sur le point de couler mon réflexe en général c’est de mettre ma cuisse en dessous, ou de ramener le pinceau à moi jusqu’à parfois me le poser sur la poitrine. Ça peut donner de belles créations. À vrai dire le résultat m’intéresse bien moins que la manière. Et c’est là qu’il ne peut pas me comprendre Denis. Il reste persuadé qu’on a toujours les ressources nécessaires pour savoir quoi faire ensuite.

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Dans son premier roman, le fabuleux « Fief » de 2017, David Lopez avait su inventer une redoutable langue composite lui permettant de coller au plus près de l’ennui péri-urbain, et d’y déceler (ou imaginer, ce qui revenait au même) des interstices vertigineux, contre toutes attentes sociologiques et au mépris de tous les clichés instinctifs, superbement digérés, attachés aux lieux choisis par lui. Avec ce « Vivance », deuxième roman publié au Seuil en août 2022, il renouvelle ce miracle du langage ad hoc, mis au service cette fois d’une étrange errance montagnarde et cycliste, jouant de la chronologie, du rêve éveillé et d’une fausse statique (renversant totalement la formule « mobilis in mobile », pour un tout autre capitaine Nemo que celui de Jules Verne) pour explorer avec une subtilité véritablement dérangeante (au plus fort sens littéraire du terme) l’écart inexorable entre ce qui est, ce qui est perçu de l’extérieur et ce qui est vécu intérieurement.

Si les plaques d’égout venaient à se desceller ça ferait plein de petits pièges disséminés, j’hésite à considérer que ça rajoute à l’aventure. Dans cette rue que j’arpente les commerçants ont pris cher. Ils souffraient déjà de l’émergence des zones commerciales en périphérie de la ville, où l’on se rend en voiture. Ici, au centre, dès qu’un commerce ferme il est remplacé par une sandwicherie ou un coiffeur à dix balles. Je me suis arrêté devant la librairie et j’ai collé mon visage contre la vitrine. L’eau arrive juste sous les tables qui proposent les dernières sorties. Les rayonnages, partant du sol, voient leurs volumes noyés sous plus d’un mètre de flotte. En vitrine ils ont posé des étagères de chaque côté, et restent émergés, sur la gauche, des livres pour enfants, si colorés qu’on peine à en lire le titre, ainsi que des ouvrages de développement personnel, trois ou quatre volumes. À droite de la vitrine, un bouquin de politicien ainsi qu’un roman. Et puis, tout en haut, un livre carré, gros et lourd, de ces beaux livres qui, quand on les offre, font bien plus office d’objets de décoration que de matière à s’instruire. La couverture montre une chaîne de montagnes, les pics enneigés sont encore éclairés d’un soleil couchant orangé, tandis que la nuit s’installe à leurs pieds. Le titre, écrit en gros contre la chaîne de glaciers, S’émerveiller. Sous ce titre, en tout petit, le mot photos. J’entends des pas dans l’eau, ou plutôt de l’eau en déplacement selon un rythme qui semble être celui du pas, je me retourne et trouve un jeune homme portant une vieille dame sur son dos, trottoir d’en face. Derrière lui et au-dessus des boutiques qu’il longe, aucun glacier à contempler. Le garçon a les traits tirés, comme s’il en était à sa énième vieille dame à trimbaler. Elle a la tête rentrée dans le cou du jeune homme, je ne distingue pas son visage. Il dit bonjour du chef comme s’il n’avait plus la force de se montrer plus avenant. Je ne propose pas mon aide, me contente de les regarder passer.

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Errance cycliste sur de petites routes de montagne, entre villages réputés moribonds et bourgades trop paisibles, échappée (on sera tenté de se demander, naturellement : de quels pelotons ?) qui pourrait renvoyer à l’arrachée, différemment paroxystique, imaginée par Lou Darsan, conjonction rusée de phases statiques et dynamiques, d’arrêts et de montées en danseuse, qu’une chronologie savamment torturée rend encore plus potentiellement impénétrables et curieusement révélatrices : « Vivance » est tout cela. Articulé en beauté autour d’une inondation aussi cruciale et emblématique que le choléra à Manosque du « Hussard sur le toit » – une autre errance à portée métaphysique comme en se jouant de tout – de Jean Giono (dont, par-delà les paysages environnants, « Le chant du monde » ne serait pas si loin non plus), « Vivance » trouble les certitudes, questionne les rôles sociaux, joue avec les inquiétudes rampantes attachées à ce qui ne se conforme pas exactement (et à quelques situations spécifiques où peuvent rôder les tropes du film d’horreur…), manie à parts égales et secrètes la bienveillance et le danger, et nous offre bien, si l’on reprend en partie la belle formulation de Hugo Pradelle dans sa recension pour En attendant Nadeau, ici, une sublime et courageuse confrontation du réel à ses déceptions, par le truchement d’un personnage joliment hors du commun.

À la terrasse, le type à la gueule osseuse, physique de cycliste, j’ai repéré qu’il m’a repéré. On se lance quelques regards d’abord, et puis je donne de ce sourire qui n’en est pas vraiment un, genre de contrition du bas des lèvres, ça dit je t’ai vu, je te considère, mais je ne vais pas aller jusqu’à te sourire non plus. Lui par contre il a souri, juste avant que je déplie la carte et qu’elle recouvre la table au point d’en déborder, comme une nappe trop grande. Ca indispose le serveur qui ne sait pas trop où poser le café. Suspendu dans l’air, le bras attend de ma part que place lui soit faite, impatient devant mon absence de réaction, jusqu’à ce que le serveur articule un monsieur s’il vous plaît se voulant explicite. Comme ramené à la réalité je m’empresse de tirer la carte vers moi, sur mes cuisses plus ou moins, avant de la voir basculer et s’étaler à moitié au sol. Ça n’incommode nullement le serveur pour qui une table rase vaut mieux qu’une carte routière en bon état. Je lui pose une question sur la meilleure façon de rejoindre telle route et il me coupe en me disant qu’il n’est pas d’ici. Je me demande comment on se retrouve là quand on n’est pas d’ici. Il me reste des viennoiseries du matin, écrasées dans une poche latérale du mon pantalon, à hauteur du genou, et tandis que je pose le sachet sur la table le serveur me fait comprendre que je ne suis pas censé consommer des produits venant de l’extérieur vu qu’ils servent à manger, dans cet établissement. Je lui commande donc deux croissants au beurre, s’il lui plaît, mais il est désolé de me répondre qu’il est trop tard, à cette heure-ci je pourrais prétendre au plat du jour, blanquette de veau. Je dis ah et laisse mon regard explorer le vide comme si je réfléchissais à sa proposition. Il ajoute qu’il serait préférable que je range mes viennoiseries, il ne voudrait pas avoir à me surveiller du coin de l’oeil, et je le trouve très investi ce garçon. T’inquiète pas je lui dis tandis qu’il me regarde saisir mes croissants, me lever puis balancer le sachet en l’air jusqu’à Séville de l’autre côté de la route, contre le mur du fleuriste. En reprenant ma place je sollicite la faveur d’une autre bûchette de sucre, à condition bien sûr que cette requête ne brise aucune règle de bienséance. Ça ne le fait pas rire.

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560x315_000-su8cl®Photographie par Joël Saget
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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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