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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Afropéens » (Johny Pitts)

Un passionnant périple dans les coins et recoins des composantes noires de l’Europe, pour tenter avec intelligence, curiosité et lucidité de donner un contour à la notion d’afropéen, à ses racines et à ses ailes.

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Afropéens

Avant d’entreprendre mon voyage à travers l’Europe, je m’étais promis d’éviter de tomber dans les pièges en forme de toile d’araignée de son histoire. L’Europe noire en avait été rayée, et ce qu’il en restait me mettait en rage. Au fond, pour fouiner dans le passé de l’Europe, il aurait été plus facile, pendant cinq mois, de tuer le temps dans des galeries d’art, des bibliothèques et des musées, de lire des notes confuses en bas de page ou de me scandaliser de leur absence. Tant de points de repère importants avaient été réduits en événements insignifiants ; chaque fois que vous alliez visiter un endroit, on vous présentait son histoire sous la forme d’un dessin animé : décapitations, guerres et autres curiosités. Alors il ne vous restait plus qu’à acheter du chocolat en guise de souvenir, rentrer chez vous pour reprendre votre vie et accepter sa dure réalité. L’histoire de l’Europe avait des manières bien à elle de se rappeler à votre mémoire. Elle n’est pas du tout morte, elle est toujours vivante et respire. Elle reste enracinée dans la hiérarchie de la société et dans l’air du temps, toujours aux aguets mais invisible, hantant les systèmes. Pour emprunter une citation à ce propos, je reprends les mots de Michelle Wright : « Le passé n’est pas derrière nous, il est présent partout autour de nous mais il a juste changé de forme. »

Présentateur de télévision, écrivain et photographe, originaire d’un quartier périphérique, majoritairement habité par la communauté noire, de Sheffield, de père afro-américain et de mère britannique, Johny Pitts entreprend en 2010, à vingt-trois ans, un véritable tour d’Europe des communautés afro-descendantes dont le résultat final, résolument passionnant, après plusieurs autres formes de retour, est ce « Afropéens » (sous-titré « Carnets de voyages au cœur de l’Europe noire ») de 2019, traduit en français en 2021 par Georges Monny pour les éditions Massot.

De Paris à Lisbonne, en passant par Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Stockholm, Moscou et Marseille, le voyageur-enquêteur britannique partage avec nous non seulement les paysages rencontrés et les personnes avec qui il discute, de manière planifiée ou non, mais aussi les réflexions que le parcours lui inspire, les télescopages qu’il induit, et les vertiges spatiaux et temporels qui peuvent se glisser au fil des kilomètres et des semaines.

La première fois que j’ai entendu ce mot, cela m’a encouragé à me considérer comme entier, sans trait d’union. Ce mot m’obligeait à repenser mon être dans sa globalité, sans rémission possible : j’étais donc afropéen. Un espace s’était ouvert dans lequel la culture noire participait à la formation de l’identité européenne en général. Peu m’importait que l’on parle de l’Afrique et de l’Europe, et par extension des pays du Sud et de l’Occident. Nul besoin d’ajouter métisse-ceci ou à moitié-cela ou noir-quelque chose. Et pour cause : être Noir en Europe ne voulait pas forcément dire que l’on était un immigré.
Les étiquettes posent toujours problème : soit elles servent à provoquer, soit à donner de la visibilité aux gens. Je n’étais qu’un gosse qui avait grandi dans la banlieue ouvrière de Sheffield, une ville dévastée par les contraintes de l’économie libérale, quand j’ai pris conscience d’un monde qui m’était demeuré jusque-là invisible et j’ai compris que je devais ou refuser l’une de mes deux cultures ou bien m’hyperidentifier à l’autre.
J’ai découvert le concept d’afropéanité, inventé dans les années 1990 par David Byrne et l’artiste belgo-congolaise Marie Daulne, star du groupe Zap Mama, par le biais des milieux de la musique et de la mode. Parmi bien d’autres noms, il était symbolisé par les Nubians, un groupe de soul composé de deux sœurs franco-camerounaises qui ont grandi au Tchad. Mais il y avait également Neneh Cherry, aux racines suédoises et sierra-léonaises, Joy Denalane, une Allemande d’Afrique du Sud, sans oublier Trace, le magazine de Claude Grunitzky dont le slogan : « Des styles et des idées transculturelles », reflétait bien l’identité afropéenne. […] Tous avaient pu créer un univers fascinant que je me préparais à découvrir, dans lequel on voyait de beaux Européens talentueux qui s’étaient forgé un nom dans la création grâce à la solidarité et à la conjugaison de leurs influences culturelles respectives. C’était bien plus positif que de se considérer simplement comme Noir en Europe. Cette approche semblait n’aller nulle part dans l’immédiat. Certes, elles pouvait nous éclaire davantage que le discours ambiant sur la cause noire aux Etats-Unis, car elle avait le mérite d’être plus exhaustive que celle des théoriciens d’une Grande-Bretagne noire. L’image de ces derniers commençait à être dépassée, car elle était souvent présentée comme l’incarnation de la « Windrush Generation ».

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S’il l’aborde plusieurs fois frontalement, Johny Pitts a l’intelligence et la lucidité de se débarrasser de l’écueil initial que constituait l’afropéanité pour privilégiés, notion qui aurait été bâtie pour des artistes et des entrepreneurs, et qui serait alors demeurée étrangère au plus grand nombre. Tout en recueillant cet héritage-là et en l’actualisant, il a su confronter à chacune de ses étapes un présent qui cherche à s’arracher de la part ghettoïsée d’une population (car communauté n’équivaut pas à communautarisme, comme les raccourcis si contagieux imaginés par les extrême-droites européennes n’en finissent pas de polluer les esprits) à un passé riche de ses intellectuels, de ses voyageurs (plus nombreux qu’on ne le croirait d’abord) et, bien sûr, de ses luttes, pour se permettre d’imaginer, plutôt qu’un véritable contour, une mosaïque pertinente. Récit profondément ancré dans le terrain arpenté, dans l’agencement des géographies physiques et sociales, « Afropéens » chemine aussi dans une forme de curiosité littéraire et sociologique gracieuse avec l’aide d’Aimé Césaire, de Frantz Fanon, de James Baldwin, de Ralph Ellison, d’Alexandre Dumas, de Richard Wright, de Joséphine Baker, de Langston Hughes, de Rokhaya Diallo, de W.E.B. Du Bois, de François Maspero (Johny Pitts compte bien parmi les lecteurs émus des « Passagers du Roissy-Express »), de Chika Unigwe, de Marie Daulne, d’Erykah Badu, de Tony Allen, de David Byrne, de Mufuki Mukuma, de Caryl Phillips – l’aide de l’auteur de « The European Tribe » (1987) sera bien utile le moment venu pour le relatif néophyte qu’est alors Pitts vis-à-vis des éditeurs -, de Linton Kwesi Johnson, de Samuel Selvon, de Derek Walcott, de Kamau Brathwaite, de Chinua Achebe, de Toni Morrison, d’Alice Walker, pour ne citer que quelques-unes des figures qui hantent ces pages sous des formes variables.

Alors que le fait d’être noir en Grande-Bretagne se standardisait et se neutralisait – dans un pays qui, dans les années 1990, se persuadait d’être une société « post-raciale » – et que les Noirs avaient comme gagné en choisissant de devenir invisibles ; il ne restait plus désormais qu’à trouver une autre voie pour avancer. Aujourd’hui, avec la nouvelle poussée de nationalisme des dernières années et l’évidence qui s’impose à nous que ni l’Angleterre ni le reste de l’Occident ne sont devenus des endroits dont on peut affirmer qu’ils sont post-raciaux, il semble que l’heure est venue d’exiger que le fait d’être noir représente un atout pour un changement collectif.
Des organisations comme le Kiskedee Centre ou Race Today ont donné à Caryl son premier sens de la communauté noire, qui, dans la Leeds des années 1960 et 1970, n’était peut-être pas aussi enraciné. De même, elles ont persuadé Linton de son idée centrale sur l’excellence noire littéraire et intellectuelle. Tandis que le reste de la population considérait les gens de sa sorte comme « un problème dans la société ».
Quand je me plaignis de l’inexistence de tels centres de nos jours, Linton m’invita à me ressaisir :
– Nous avons passé de sales moments, à l’époque des Black Panthers britanniques, pour que la prochaine génération s’en sorte. Vous, les petits, vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce que vous avez, comparativement à ce que nous avons dû endurer. Je me souviens de ce que Chinua Achebe disait  : « Si nous avons écrit sur la politique, c’est pour que vous puissiez écrire sur les jonquilles. »

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À l’heure où, en Europe comme ailleurs, les racismes sont loin d’avoir dit leur dernier mot, et où les mémoires d’exactions et d’injustices pas toutes si anciennes sont désormais attaquées régulièrement au nom d’un « trop de rappels désagréables » (sans même mentionner les variations autour du « allons, allons, la colonisation ce n’était pas si mal » et du « le racisme, ça n’existe pas ») toujours aussi étonnant à entendre ou à lire, il est particulièrement précieux de suivre ce parcours d’étude, de rencontre, de témoignage et de confrontation de réalités, mêlant aussi bien, en véritable « routard noir » comme se décrit lui-même l’auteur durant son périple, les échanges avec des artistes qu’avec des « personnes ordinaires », plutôt satisfaites de leur vie ou au contraire davantage amères, à la recherche de ce qui rapproche sans exclure, de ce qui fonde et régénère sans repli, contre une grande partie de l’air du temps :  tenter de saisir ce qui distingue l’Afropéen est aussi une belle manière de comprendre ce que peut vouloir dire aussi être Européen, être Africain, être Américain et être Humain.

Peut-être que je voulais sentir la proximité des deux continents auxquels j’étais rattaché. Plus j’y réléchissais, le regard absorbé par la mer pendant que la pluie ne cessait de m’arroser au milieu de tous ces échafaudages et ce fatras d’outils de travail, et plus je prenais conscience qu’il ne me serait pas nécessaire, pour achever mon voyage, d’admirer au loin l’Afrique surgissant devant moi comme un rêve emblématique. Dans le fond, j’y étais déjà, en Afrique, en ce moment même. Elle avait été là tout ce temps, quoique dominée par une iconographie européenne impérialiste et nostalgique, un peu comme la Sheffield noire et d’autres lieux en Europe, elle n’avait pas pu être exportée. Cela donnait l’illusion que l’Europe noire était un lieu où la culture était inexistante, tout comme l’histoire et la géographie, ce qui, comme j’ai fini par le vérifier, était absolument faux. Car, en même temps que je découvrais les paysages de l’Europe noire, j’ai découvert le savoir-faire de nombreuses communautés. J’ai rencontré des Noirs audacieux, dynamiques, éduqués dans la classe ouvrière dont j’avais été tenu à l’écart toute ma vie – bien que j’en sois aussi issu. Ces fragments éparpillés de ma vie d’afropéen ont formé une sorte de mosaïque dans mon esprit, qui n’était pas sous la forme d’un bloc monolithique. L’expérience de l’afropéanitude était plutôt une sorte de bric-à-brac d’éléments propres à la négritude, et j’ai pu vivre une Afrique au cœur de l’Europe et en dehors de l’Europe.
J’ai jeté un dernier regard sur la bruine qui flottait par-dessus la mer et qui cachait l’Afrique, avant de fermer un instant les yeux, histoire de me délecter de la présence de ce pays pendant que les embruns violents me fouettaient le visage. Ensuite, j’ai tourné le dos à l’Afrique pour me retrouver face au Vieux Continent agité qui m’a donné le jour, m’a élevé, puis je suis reparti vers là d’où je suis venu.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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