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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Next Level » (Thomté Ryam)

La redoutable mise en abîme de la dérive addictive somme toute fort logique d’un jeune homme dans un jeu vidéo mondial de type Grand Theft Auto. Cruel, hilarant et inquiétant.

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Ryam

Je me présente. Je m’appelle Martial. J’ai vingt et un ans et je viens d’un village de la France d’en bas à gauche, à trente kilomètres de Brive. Je sais, vous ne connaissez pas Brive, mais pour les gens d’ici, c’est New York.
Je vais vous conter mon histoire : ma passion pour les jeux vidéo, mon père absent, ma mère malade et obsédée par les blacks, ma petite sœur décédée… et mon départ du village.

Fils désormais unique d’une jeune veuve, Martial ne vit que pour et par « Shoot dans la ville », le jeu vidéo dont il est, sous pseudonyme, l’un des champions indiscutables au plan français comme au plan mondial. Pourtant, lorsque sa mère décide pour des raisons qui apparaîtront en temps utile de quitter la Corrèze pour Paris, les conditions d’exercice de son art addictif changent de manière inattendue, et l’entraînent dans un tourbillon dont lui-même ne subodore peut-être pas l’ensemble de l’apothéose qu’il implique.

Ma mère m’a amené chez mon psychologue à Brive. Elle se balade au centre-ville à chercher des blacks pendant que je réponds à des questions.
Parfois je me lève, tire sur ma chevalière et regarde le temps. C’est un exercice que je pratique depuis mes huit ans. Le plus souvent avec cette même dame aux cheveux blancs, qui feint d’être très cérébrale, avec une grande maîtrise d’elle-même. Pourtant, une fois, ma mère l’a payée avec un chèque en bois. Quand elle s’en est aperçue, elle s’est mordu les lèvres et tiré les cheveux, on aurait dit une folle. Comment voulez-vous que je la prenne au sérieux maintenant ?
– Alors ! Raconte-nous un peu ta passion pour les jeux vidéo, Martial.
Après tant d’années, qu’est-ce qu’elle ne sait pas de moi ?
– Je joue beaucoup aux jeux vidéo, madame. Moins maintenant. On dit que ça rend fou. Une fois j’ai joué trente heures de suite. J’aime Shoot dans la ville, c’est mon jeu préféré. J’aime Callagan, le héros de ce jeu. Il a vingt et un ans, comme moi, et il a perdu sa petite sœur, lui aussi.
– Tu te prends pour Callagan le héros de Shoot dans la ville ?
– Oui, c’est moi Callagan, madame. Vous ne le savez pas ? Vous voulez une balle dans la tête ?
Je rigole. Elle affiche son sourire professionnel.
– C’est un avatar, un jeu de rôle… Il n’est pas réel, c’est virtuel, m’explique-t-elle d’un ton las.
– Vous savez, madame, ma mère regarde les infos en continu. Elle voit des faits divers toute la journée ; aucune explication, juste des images. Elle pense qu’elle vit ces événements, qu’elle est au plus près de l’action, mais en fait elle est juste devant son poste de télévision, assise sur son canapé blanc. Est-ce que c’est réel ? Quand commence la vérité ? Quand commence la fiction ? J’ai vu un reportage dans une banlieue où le maire, pendant les émeutes de 2005, disait que les gens avaient plus peur en voyant ce qu’il se passait chez eux à travers l’écran de leur télé qu’en regardant par leur fenêtre.
– Les infos, ce ne sont pas les jeux vidéo… Parle-nous de Shoot dans la ville
Shoot dans la ville est un jeu cruel et violent. Depuis sa mise en vente en juin 2016, c’est un véritable raz de marée. Six millions de copies ont été vendues à travers le monde. Pour sa sortie en France, des jeunes ont campé pendant des jours devant les grandes enseignes pour être les premiers servis. Bousculades, bagarres, crachats, viols ont rythmé cette journée. Pour la sortie du 2, dans un mois, on va aller à Brive avec des copains du village. On va squatter la veille devant le magasin. On veut être les premiers servis !

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Publié au Diable Vauvert en 2019, le troisième roman de Thomté Ryam joue avec une extrême pertinence (et un sens de la provocation redoutable) des images et des angoisses associées aux liens entre consommation de jeux vidéo et violence de jeunes adultes. En l’absence de toute étude scientifique vraiment sérieuse sur le sujet, il s’agit bien d’entrechoquer les fantasmes (on se souvient d’un certain président américain préférant, lors des tueries de masse dans son pays, incriminer les jeux vidéo que la présence d’armes automatiques de guerre dans un nombre insensé de foyers) et d’inviter à une distance et à une réflexion, malgré le rush immersif, justement, comme le proposait par exemple, par de tous autres moyens, le Samuel Archibald de « Real Niggaz Don’t Die ! : Grand Theft Auto San Andreas entre récit et jeu ».

Le personnage Callagan conçu par Thomté Ryam en tant qu’avatar de son joueur et de ses concurrents dans le jeu emprunte en effet bien des traits à Tommy Vercetti, à CJ Johnson ou à Niko Bellic, respectivement protagonistes principaux de GTA Vice City, de GTA San Andreas et de GTA IV (la franchise Grand Theft Auto constituant encore aujourd’hui la cinquième série de jeux vidéo la plus vendue au monde, avec ses plus de 350 millions d’exemplaires) : c’est bien dans l’usage qu’en fera Martial que se joue la puissance et l’inquiétude dégagées par ce « Next Level », et que la lectrice ou le lecteur pourront se délecter de ce tragique et hilarant glissement de réalité à la fois attendu, redouté, moqué et infiniment plus compliqué qu’on ne croirait l’avoir deviné.

– Continue ! Encore…
– Ce jeu est de la réalité virtuelle. On y joue avec un casque. Callagan est le héros de cette histoire. Il a vingt et un ans. Il est vêtu d’un tee-shirt jaune, d’un pantalon vert, de baskets rouges, même en hiver. Et il a un gourdin… Je vous dirai après pourquoi il a un gourdin… La première version a eu lieu en Amérique du Sud. Dans toutes les grandes villes ou capitales du continent : Rio, Caracas, Santiago, Buenos Aires, Montevideo. Callagan doit tuer trente personnes en une journée : en live, en direct. Un exemple : nous sommes le 15 mai à Buenos Aires et ce jour, il y a une manifestation de syndicalistes à quatorze heures. Je peux aller à cette manifestation et tuer trente personnes, si je veux. Les lieux, les rues, les personnes sont réels. C’est pour ça qu’on appelle ça de la réalité virtuelle. Tout est filmé en temps réel. Le jeu nous fournit des armes, nous dit où sont stationnés les policiers, les rues à éviter, le meilleur trajet, l’histoire de la ville. Plus vous tuez des personnes haut placées, plus vous avez de points, mais plus votre cavale sera compliquée. Les pièges sont nombreux et il faut être organisé comme un véritable assassin. Vous avez un temps défini pour quitter la ville et arriver à l’aéroport. Quand vous arrivez à décoller et à partir du pays, tout est effacé et vous avez une nouvelle identité. Le gourdin : la dernière personne que vous pensez tuer, vous devez la tuer avec un gourdin, lui exploser la tête. Et là, la cavale commence…
– C’est violent, observe-t-elle, sans émotion. Continue…
Sa langue me dit de continuer, mais son regard la trahit : elle pencherait plutôt pour une bonne piqûre dans les fesses suivie d’un enfermement…

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À propos de Hugues

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