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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Le temps des guépards » (Michel Goya)

Une passionnante analyse des 32 engagements militaires significatifs de la France entre 1961 et 2021 – et ce que l’on peut et doit en déduire.

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Dix-neuf guerres sur trois continents ainsi que treize grandes opérations militaires de police internationale : c’est ainsi que l’on pourrait résumer quantitativement « la guerre mondiale de la France » depuis 1961.

Docteur en histoire contemporaine, ancien officier des Troupes de marine, Michel Goya, auteur tout particulièrement apprécié sur ce blog (que l’on songe par exemple à son « Sous le feu » de 2014 ou à son « S’adapter pour vaincre » de 2019) nous offre, avec ce « Temps des Guépards » paru chez Tallandier en janvier 2022, une visite guidée à la fois alerte et méticuleuse des caractéristiques techniques de ces opérations, mais peut-être bien davantage, de ce qu’elles démontrent, matérialisent et signifient en termes de lien national entre politique et armées, entre volonté du président-roi de la Vème République et modalités concrètes des opérations modernes – sous contrainte budgétaire permanente ou presque.

Le paradoxe est que cette guerre mondiale de la France est également très peu connue du reste de la nation, peu consultée sur ces engagements lointains, souvent limités en volume et par ailleurs longtemps assez peu couverts par les médias. La France est engagée dans une petite guerre permanente depuis soixante ans et les citoyens français se croient en paix, au moins jusqu’à ce qu’ils soient eux-même attaqués sur le territoire national par des attentats terroristes.
C’est l’histoire de cette petite guerre mondiale de la France qui est décrite ici pour la première fois. L’échelon d’analyse privilégié y est celui de l’opération, c’est-à-dire de la campagne militaire sur un théâtre d’engagement donné, entre le niveau stratégique au-dessus où se décident les orientations politiques et en dessous le niveau tactique des engagements ponctuels sur le terrain.
Ces campagnes correspondent aux deux emplois possibles du monopole étatique de la force : la guerre et la police. La différence entre les deux est la présence ou non d’un ennemi déclaré, c’est-à-dire une autre entité politique désignée nommément comme adversaire et donc en France désignée par le président de la République. C’est bien cette désignation précise et cette déclaration qui font de la guerre un dialogue violent où on s’efforce d’imposer sa volonté à un autre. Dans les autres cas, il s’agit de maintenir ou de rétablir l’ordre et la sécurité face à des contrevenants ponctuels à cet ordre. On ne dialogue pas normalement avec ces contrevenants, on les empêche simplement de nuire. L’emploi de la force, désormais de type policier, y est très différent de celui de la guerre.
On verra que les circonstances vont souvent s’efforcer de brouiller les limites entre ces deux emplois possibles. On affrontera des États, mais sans vouloir dépasser le seuil de la guerre ouverte. On affrontera surtout des organisations armées, mais souvent sans leur accorder le statut d’ennemi, car ce serait avouer la guerre – un mot qui a fait peur pendant longtemps – et parce que l’on considère que ces groupes ne méritent pas cet honneur. Le problème est cependant que ce n’est pas parce qu’on ne veut pas d’ennemi que l’on n’en a pas, et qu’engager des soldats dans une mission de police internationale face à des gens qui, eux, font la guerre est souvent une source de déconvenue.

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C’est d’abord en parcourant les « dernières guerres du général de Gaulle » (opération sur Bizerte en 1961 puis succession d’opérations au Tchad entre 1968 et 1972, en dehors d’une petite multitude d’opérations d’assistance à impact plus limité), puis le « temps de la foudroyance » sous Valéry Giscard d’Estaing (de la peu connue opération Lamantin en soutien aérien à la Mauritanie en 1977-1979 à l’alors fort médiatisée – avec dès 1980 un film de Raoul Coutard (d’après le livre de Pierre Sergent, ancien de l’OAS et élu FN), avec Bruno Cremer et Jacques Perrin – opération de 1978 sur Kolwezi face aux « Tigres katangais »), en passant par la nouvelle mini-campagne du Tchad en 1978-1979, que Michel Goya, derrière les détails opérationnels de chaque engagement, montre la mise en place d’une architecture unique de prise de décision et la résolution précoce, en apparence, d’un certain nombre de paradoxes hérités de la décolonisation et de la menace en Europe directement liée à la guerre froide.

L’Afrique n’est pas l’espace stratégique le plus important pour la France après la guerre d’Algérie. Nous sommes simplement là dans le troisième cercle d’intérêts de la France décrits par le général Poirier. Dans le premier, le territoire national, les intérêts de la nation sont vitaux. Dans le deuxième, les voisins européens, ils sont solidaires, et dans le troisième enfin, le reste du monde, ils sont simplement importants. C’est pourtant dans ce troisième cercle que la France va s’engager militairement le plus, largement au-delà de ce qui était imaginé. À côté de la dissuasion nucléaire, cet interventionnisme inattendu constitue la vraie particularité militaire de la Ve République.

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N’étaient deux éléments qui effraient l’échelon politique à Paris, les forces armées françaises en Afrique seraient [en 1980] en réalité invincibles. Le premier est la sempiternelle accusation de néocolonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation provienne d’Afrique ou de France. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux éléments ont commencé à peser dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970, où les opérations extérieures françaises sont critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au contraire de les renverser comme Bokassa. Alors qu’on décrit la France comme le « gendarme de l’Afrique », François Mitterrand, premier secrétaire du Parti socialiste et principal rival du président à l’approche des élections de 1981, parle de Giscard d’Estaing comme d’un « pompier pyromane » qui ajoute du désordre à l’Afrique par les interventions militaires.
Le Programme commun de la gauche écrivait d’ailleurs clairement dès 1972 que « l’armée sera exempte de toute mission de maintien de l’ordre intérieur ou d’intervention extérieure de caractère colonialiste et impérialiste ».

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C’est ensuite avec « la guerre sans la déclarer » (1978-1987), passant en revue les infortunes de la « guerre sous le seuil », au Liban, face en réalité à l’Iran et à la Syrie, de la guerre indirecte au Tchad, face à la Libye, et dans les « engagements ambigus » tels ceux, tardifs dans la période, au Rwanda, que Michel Goya dégage les maux récurrents et bien connus de forces françaises dont les alliés admirent toujours très sincèrement la robustesse et la réactivité, mais dont le poids et l’allonge demeurent (jusqu’à aujourd’hui) toujours au bord de la rupture face à des missions souvent ambitieuses (dans leur accumulation) et à des pénuries quasiment chroniques de matériel, et dont le rôle demeure à l’entière discrétion de l’hôte de l’Élysée, hors de tout contrôle réel comme hors de toute possibilité sincère de discussion au point de friction du politique, du stratégique et de l’opérationnel.

Lorsque surviennent à partir de 1990 les « campagnes du nouvel ordre mondial », Koweit et ex-Yougoslavie au premier chef, la France se trouve ainsi davantage prise au dépourvu qu’elle ne l’imaginait (la « honte » ressentie face à la faiblesse des forces  françaises disponibles pour être mises à disposition de la coalition destinée à libérer le Koweit envahi par l’Irak restera bien un traumatisme non négligeable, mais aucune véritable leçon applicable dans la durée n’en sera tirée au plus haut niveau).

Le premier souci est que cette transformation du modèle de forces et de leurs missions intervient en plein renouvellement des équipements. La France a lancé dans les années 1980 et au début des années 1990 toute une série de grands programmes industriels : char Leclerc, véhicules blindés de combat d’infanterie, missiles antichars Eryx, hélicoptère d’attaque Tigre, hélicoptère de transport NH90, avion de chasse Rafale, avion de transport européen, porte-avions nucléaire, etc. Tous ces programmes ont été conçus pour faire face en Europe aux armées du pacte de Varsovie. Celui-ci disparu, on aurait pu reconsidérer l’utilité de ce grand plan d’équipements prévu pour l’essentiel pour un immense combat paroxysmique mais bref en Allemagne, mais pas pour de longues opérations de gestion de crise dans des pays lointains.
Pourtant, il n’y a en réalité aucune véritable remise en cause des équipements des forces armées. On reste dans l’imitation de ce modèle américain qui a tant impressionné pendant la guerre du Golfe et que l’on commence à baptiser pompeusement « Révolution dans les affaires militaires » puis « Transformation ». Plus largement on reste victimes de ce que l’historien Philip Pugh a baptisé « sophistication conservatrice » et que le général Vincent Desportes appelle le « technologisme » et qui décrit une tendance forte des industriels et des décideurs politiques ou militaires à privilégier la simple montée en gamme des équipements existants plutôt qu’à rechercher ce qui est réellement utile dans le meilleur rapport coût / efficacité. Il est vrai que ces programmes sont déjà lancés, qu’ils peuvent avoir un impact économique important notamment sur la balance commerciale, et que de toute façon on ignore de quoi on pourrait avoir réellement besoin dans le nouveau contexte. On invente alors le slogan « Qui peut le plus (la guerre conventionnelle brève et massive contre le pacte de Varsovie) peut le moins (tout le reste) » – ce qui reste à démontrer.

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En nous plongeant aux côtés des « soldats de la paix » (1991-1995), des « gendarmes des Balkans » (1995-2014), des « gendarmes de l’Afrique » (1996-2011), et de « l’entrée en guerre progressive contre les salafo-djihadistes » (1995-2007), Michel Goya prépare son analyse de la nouvelle transition stratégique de 2008-2012, puis de la « bascule afghane » (2008-2012) – dont on sait désormais à quel point elle fut souterrainement déterminante dans l’évolution récente des armées françaises, comme nous le rappelaient par exemple aussi, encore récemment, aussi bien Nicolas Mingasson que Jean-Christophe Notin ou Jean-Dominique Merchet, ainsi que de la « fin des guerres contre les États voyous » (2011-2014), avec la si étonnante « intervention libyenne ».

Entre février 1985 et septembre 1986, la France est frappée par une série de treize attentats. Le 17 septembre, le dernier et le plus meurtrier d’entre eux fit 7 morts et 55 blessés à Paris. Quelques jours plus tard, l’opération Garde aux frontières est déclenchée et 2 000 soldats déployés autour du territoire métropolitain en soutien des forces de police. Cette opération n’a alors évidemment aucune chance d’affecter la volonté de l’Iran. Cela importe peu puisque le public principal visé par le gouvernement Chirac, alors en cohabitation-compétition avec la présidence Mitterrand, n’est pas à Téhéran, mais en France. Cet engagement n’a en effet pas pour objet de vaincre, mais de rassurer les Français et de leur montrer la détermination de l’exécutif. Lorsque l’opération se termine au mois de mars 1987, son bilan concret est nul puisqu’aucun attentat terroriste n’a été déjoué depuis les postes de douane, mais il est toujours possible, corrélation suggérant causalité, d’affirmer aussi qu’effectivement aucun attentat n’a eu lieu durant le temps de l’opération. Sans surprise, les réactions sont positives, comme s’il était possible de désapprouver une opération qui donnait l’impression d’apporter un surcroît de protection. C’est le début d’un glissement de l’action militaire d’instrument de pression sur un adversaire politique vers celui de réduction d’angoisse de l’opinion publique. La France vient d’inventer ou de réinventer une nouvelle forme d’opération militaire : l’opération anxiolytique.

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Tous reçoivent des équipements fournis en particulier par le Qatar et acheminés par air ou par mer avec l’aide des Alliés. Cet effort, conjugué à la campagne d’usure des forces loyalistes, finit par inverser le rapport de force et créer un phénomène d’avalanche. Le 23 août, plusieurs unités rebelles prennent le contrôle de Tripoli. Les derniers combats ont lieu dans la ville de Syrte encerclée par les forces rebelles et sur laquelle peuvent se concentrer tous les moyens de l’Otan. Syrte est prise le 20 octobre. Le colonel Kadhafi s’en enfuit dans un convoi qui est stoppé par un avion français. Kadhafi est blessé dans l’attaque, puis massacré par des miliciens. Une fois Kadhafi éliminé, la guerre s’arrête. Ce n’est que momentané, car il n’y a aucune unité de l’opposition et le pays se fragmente. À l’image de l’Hydre de Lerne, les États décapités voient souvent plusieurs têtes leur repousser.
Sur le moment, on clame victoire, ce qui n’était plus si courant. D’un point de vue opérationnel, on a renoué avec la formule, médiane en termes de risques pour nous, d’une combinaison entre offensive de conquête locale et appui-assistance extérieur. Comme d’habitude la réussite de la formule réside dans le rapport de forces qualitatif au sol : celui-ci étant défavorable aux rebelles, il a fallu compenser par un surcroît de puissance dans les appuis. C’est ainsi qu’il faut presque sept mois à l’Otan et ses alliés et 1,5 milliard d’euros de dépense pour élever le niveau des rebelles et surtout abaisser suffisamment celui de leurs ennemis, 30 000 hommes au maximum, afin de faire basculer la situation.
L’immense avantage de ce mode opératoire est qu’aucun soldat de la Coalition n’a été tué durant l’opération, alors que durant la même période, 19 soldats français tombaient en Afghanistan. Le premier inconvénient de cette stratégie est que cela coûte très cher – aux alentours d’un million d’euros par combattant ennemi neutralisé. À moins d’un adversaire très limité en volume comme pendant l’opération Lamantin en 1977 en Mauritanie, il n’y a que les États-Unis qui puissent mener des campagnes de grande ampleur de cette façon, ou Israël à ses frontières. On s’est alors beaucoup félicité en France de la place de nos forces dans cette guerre, mais même s’il s’agissait d’un niveau inédit, la participation française n’a représenté que 20 % du total des frappes et en grande partie parce que les Américains étaient plutôt à l’arrière. Sans eux, il aurait même été très difficile d’assurer le ravitaillement en vol de nos avions sur une aussi longue durée. On commençait même à s’inquiéter aussi d’un manque possible de munitions. Si les Américains avaient engagé des avions de combat pendant toute la durée de l’opération, la part des Français serait tombée à 5 %, une part bien modeste quand on veut passer pour une puissance. La guerre « à l’américaine » se fait avec des moyens américains. Et si on ne dispose pas de ces moyens, il faut penser à un système opérationnel différent.

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C’est bien entendu avec Serval / Barkhane, au Sahel, et avec la guerre contre l’État Islamique aux confins irako-syriens, que se conclut et se projette cette étude particulièrement stimulante et inspirée, mêlant rigueur analytique et historique vis-à-vis des faits, audace et humilité vis-à-vis des possibles leçons à tirer, d’une part, et des éventuelles orientations futures à envisager, d’autre part. Comme Michel Goya nous y a désormais habitués, à la fois loin des idées reçues simplistes et des mantras trop souvent ressassés par divers storytellings déficients ou orientés, il y a bien place, en matière de réflexion historico-stratégique militaire contemporaine comme de travail sur les doctrines d’emploi des forces et le lien entre politique et intervention militaire, pour une approche exigeante, sans complaisance mais ne prétendant pas avoir réponse à tout, acceptant l’incertitude mais s’y attaquant avec intelligence et pragmatisme.

La période qui va de la fin de la guerre d’Algérie à nos jours est une des plus étranges que notre histoire militaire ait connue. Alors même que la France de la Ve République n’a cessé de lancer ses soldats partout dans le monde, personne n’a vraiment appréhendé que nous soyons ainsi devenus une nation en engagement militaire perpétuel. Au total, depuis la fin de la guerre d’Algérie, la France a mené 32 opérations militaires importantes, c’est-à-dire ayant au moins impliqué 1 000 soldats français ou de moindre volume mais ayant engagé des combats et occasionné des pertes. Chacune de ces 32 opérations a en moyenne causé la mort de 20 soldats français, un taux de pertes historiquement très faible mais très sensible dans les conditions actuelles d’appréhension collective de la mort.
Combien de réussites parmi ces multiples engagements ? C’est difficile à dire. En principe, une opération réussie est une opération qui a atteint ses objectifs. Mais, on l’a vu, ces objectifs eux-mêmes ne sont pas, volontairement ou non, toujours très clairement exprimés par le président de la République.

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À propos de Hugues

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