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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Ville ou jouir et autres textes navrants » (Christophe Esnault)

Rater son suicide et refuser hardiment de réussir sa vie, pour mieux chevaucher des antilopes urbaines, en une étrange poésie, faussement nihiliste et diablement rusée.

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Rater son suicide est sans doute l’un des trucs les plus foireux imaginables. J’ai honte. Ma volonté de crever s’est transformée en appel au secours pathétique. Ma colonne vertébrale n’a pas été touchée. Une jambe cassée. Quelques côtes fêlées. Le médecin qui passe me voir chaque semaine m’appelle Deleuze. À cause du saut par la fenêtre et parce que selon lui le suicide est une tentative de répondre à une question philosophique majeure.

Au moins depuis son « Isabelle, à m’en disloquer » de 2011, Christophe Esnault travaille énergiquement à habiller d’oripeaux instinctifs et issus des tripes les redoutables constructions intellectuelles de ses projets poétiques successifs. Comme les exorcismes affûtés de « Correspondance avec l’ennemi » (2015), comme les insensés hommages surréalistes de « Mythologie personnelle » (2016), les six textes de ce recueil publié en février 2020 chez Louise Bottu dissimulent leur souvent paradoxale joie de vivre sous une couche de camouflage venimeux que le terme de misanthropie positive (emprunté à « Les gens sont surnuméraires en général », le troisième morceau de la compilation) pourrait définir en première approche.

Ce panorama sur la ville éveille autant ses impossibilités que son potentiel fantasmatique. J’ai sous les yeux le territoire où je devrai vivoter ou jouir selon ce que seront ma détermination et ma capacité à en découdre avec la diversité des lieux, à savoir saisir les rencontres, puisque là est bien le souci : il faut souvent se tourner vers l’altérité pour se sentir être, valider son existence dans un échange précieux. Je n’accorde aucun crédit à mes projections intérieures. J’ai trop longtemps marché dans ma tête et je veux être cette ville. Quand bien même je serais un pauvre errant tout droit sorti d’une chanson de Dominique A.

Le lendemain de suicide manqué et la ville à hanter désormais différemment de « Ville ou jouir », et sa suite ou épilogue dans « Les ravages d’un désir d’absolu scient les ombres démentes d’une ville surnuméraire », les aphorismes poétisés et crânes de « Les gens sont surnuméraires en général », la litanie stirnérienne en forme d’imploration et d’injonction de « Je ne vous aime pas », la fusion-disparition dans une performance artistique bien particulière de « Les Mots d’Antonin » et, en guise de « bonus tracks », les conseils désabusés, désintéressés et avisés de « La tombe éditoriale » : six moyens différents d’en finir avec le pathos normalisé, six traces poétiques implacables jouant chacune avec leur propre démon, six moyens d’enfouir toujours plus habilement l’indispensable hommage à Sarah Kane, peut-être même.

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Stani Nitkowski, « Enée le Pieux », 1995

De retour vers l’hôtel, l’impression d’y être, d’être cette ville, parce que j’ai maintenant la bande-son de mon petit film. Peut-être qu’il faut se contrefoutre du rôle, de l’histoire, des personnages accessoires. J’écoute Berlin de Lou Reed. Je ne suis pas à Berlin, la ville n’a pas d’importance. Il y a ce camion bâché que je ne percute pas, il y a un petit mec qui m’attend dans une ruelle, ma salive déposée sur un cul. Je suis plus vivant que mort, j’aime à le croire. Je voudrais mettre tout Niezsche dans une petite cuillère, je voudrais le cheval sans la drogue, chevaucher des antilopes urbaines, ça me plaît de croire que c’est très exactement ce que je suis en train de faire.

Ce qu’en dit joliment Jean-Paul Gavard-Perret dans Le Littéraire est ici, ce qu’en dit Didier Ayres dans Le capital des mots est ici, ce qu’en dit Olivier Rachet sur son blog Olrach est ici.

Techniquement
Celui qui se jette sous un train
Va être cause d’un moment déplaisant
Pour ceux qui se soucient pourtant peu
Qu’il soit mort, déchiqueté
Avec ou sans jambe sectionnée
Mais qui se souviendront peut-être de lui
Si l’incident de personne est à l’origine
D’une rencontre amoureuse
Immense & folle

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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