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Notes de lecture 2019

Note de lecture : « Vies et morts des super-héros » (sous la direction de Laurent de Sutter)

10 textes, 10 super-héros, pour mieux saisir certains aspects esthétiques et politiques de cette mythologie contemporaine.

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Depuis 1938, l’ombre portée de Superman a intégré progressivement bon nombre de ses prédécesseurs ou précurseurs au panthéon des créatures surhumaines et plus ou moins masquées pour aboutir à la création d’une foule bariolée culminant peut-être juste avant leur destruction symbolique – mais bien entendu pas du tout définitive – dans les « Watchmen » d’Alan Moore en 1986-1987. Les super-héros sont devenus, qu’on le veuille ou non, une composante essentielle du reformatage mythologique contemporain et des luttes souterraines d’influence qui se livrent au creux des cœurs et des esprits : à ce titre, la littérature critique, historique, esthétique et anthropologique, voire philosophique et politique, qui leur est consacrée s’est fortement multipliée au cours des vingt ou trente dernières années, pour le meilleur et pour le pire. On se souviendra certainement, par exemple, de l’excellent « Mythe et super-héros » (2011) d’Alex Nikolavitch, avec sa précieuse tentative d’exploration mythographique. Le recueil proposé ici sous la direction de Laurent de Sutter, publié en 2016 aux Presses Universitaires de France, propose une autre direction, plus délicate à cerner dans son ensemble du fait de la variété introduite par les 10 contributions différentes.

C’est le bout de dialogue le plus célèbre d’Avengers, celui dont les internautes se gaussent encore à coups de gifs et de memes. Il est extrait de l’échange entre Loki, le dieu jaloux de son démi-frère Thor au point d’envahir la Terre, et Tony Stark, alias Iron Man, milliardaire extraverti, très à l’aise tant avec sa double identité qu’avec l’idée de sauver le monde. Duel littéralement au sommet, car tout en haut de la tour Stark, avec vue sur la pointe dorée du Chrysler Building. « J’ai une armée », déclare le premier. « Nous avons un Hulk », rétorque le second, nullement impressionné. Hulk est donc une armée à lui seul, contre qui seule une armée peut espérer rivaliser. C’est d’ailleurs le sens de l’unique effet comique du film que consacre Ang Lee au monstre vert, en 2003 : Bruce Banner et Betty arpentent les pavillons abandonnés, dans le désert, et quand le champ s’élargit, c’est pour découvrir tout un bataillon surveillant le couple à bonne distance, au cas où l’homme se transformerait en bête. La fébrilité des soldats est palpable tant leurs moyens sont dérisoires par rapport à la fureur en sommeil de leur adversaire.
« An army of one » : ce fut le slogan utilisé par l’armée américaine pour son recrutement entre 2001 et 2006. (Christophe BeneyLa couleur du génome militaire – Hulk, 1962)

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C’est probablement dans l’étude de certaines figures quasiment fondatrices, avec Steven Lambert (Le plus grand des enfants – Superman, 1938), Aurélien Lemant (Je suis un rêve – Captain America, 1941) et Dan Hassler-Forest (Le regard panoptique de la chauve-souris – Batman, 1939), que le recueil se range d’abord parmi les travaux d’histoire du genre et de ses thématiques, de manière classique et efficace, même si le dernier cité introduit de surcroît une fructueuse réflexion foucaldienne au sein même de la pop culture de Gotham City. Extrêmement psychologisant, voire psychanalysant, Dick Tomasovic ouvre de son côté un étonnant sentier de traverse à propos de l’un des super-héros réputés les plus atypiques dans le panthéon des comics (Battre sa (super) coulpe – Spider-Man, 1962), tandis que Christophe Beney (La couleur du génome militaire – Hulk, 1962) et Laurent de Sutter (Politique de la désinvolture – Iron Man, 1963) traquent avec une évidente réussite la dimension de véritable ingénierie qui habite, quoique sous des conditions profondément différentes, les deux héros les plus liés, historiquement ou politiquement, au complexe militaro-industriel américain.

Spider-Man se bat moins qu’il ne se débat. Il est le héros de l’approximation, de la tentative, du geste vain et de la réussite interdite. Il est le héros mû par la culpabilité et condamné à la faute. Il est le héros qui n’apprend rien de la pédagogie par l’erreur. Il est le héros de la contrition, de la complaisance et de l’échec, jusque dans la médiocrité de ses jeux de mots que tous, alliés comme ennemis, redoutent. Il est pourtant le super-héros préféré du grand public et l’une des icônes pop les plus importantes de notre époque, peut-être précisément parce que sa valeur de référence ultime est la ténacité, soit la seule qui conditionne essentiellement et crucialement notre propre persistance à exister. Que l’on ne s’y trompe toutefois pas : Spider-Man n’est en rien une école de la résignation. Au contraire, il s’agit d’une éducation à l’impuissance.
Il faut être fou pour penser qu’il ne s’agit pas d’une lecture utile. (Dick TomasovicBattre sa (super) coulpe – Spider-Man, 1962)

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C’est toutefois sans doute en se lançant sur certaines mers plus ignorées que le recueil offre ses quatre textes les plus insolites, et les plus passionnants. Tristan Garcia nous aide à questionner intelligemment le sens même d’un super-héros qui, à contre-courant, semble évoluer dans l’occulte et l’arcane, dans les miroirs de l’esprit et dans les labyrinthes des songes (Un héros de l’esprit – Dr Strange, 1963), tandis que Pierre Pigot creuse justement les failles et les détours surprenants du plus célèbre de tous les télépathes, lorsqu’il est confronté aux conséquences de ses propres actions ou inactions (Le fils du croquemitaine – Professeur Xavier et Légion, 1963).

À vrai dire, et contrairement aux autres créations de Marvel soigneusement ancrées dans la réalité urbaine contemporaine, le Docteur Strange est un desdichado qui ne fréquente guère ses semblables. Il semble éviter avec soin les rues commerçantes et le district financier. On cherche en vain dans ses aventures les fétiches de verre et d’acier de la modernité, la skyline de New York, la publicité et les mass-médias (à l’exception, donc, de la télévision, dans l’aventure déjà citée du numéro 129). Ses ennemis ne sont pas les mafieux ou les malfrats crasseux qui hantent les ruelles obscures de la ville protégée par les Avengers. Son terrain de jeu n’est pas non plus celui des adolescents chéris de la société de consommation, protagonistes de Spiderman ou des X-Men. Et puis on note l’absence des laboratoires des habituels savants fous de la Marvel. ici, peu de technologie, pas la moindre trace d’une vie de famille et aucune marque du quotidien consumériste américain.
Où, donc, dans Docteur Strange, se situe la raison qui s’opposerait à la mystique, à l’ineffable, à la pure puissance et aux énergies inquantifiables de l’esprit ? Où diable est passé l’Occident ?
Nulle part ailleurs, croyons-nous, que dans l’esprit de son créateur, Steve Ditko, et dans sa main de dessinateur. La raison du Docteur Strange, c’est le trait, ce sont les contours des figures fermement cernées et le découpage soigneux des planches ; c’est l’activité permanente de découpage image par image du monde. Ce n’est pas tant la rationalité de l’Occident : c’est la rationalité de la bande dessinée. (Tristan GarciaUn héros de l’esprit – Dr Strange, 1963)

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Nicolas Tellop (La mémoire d’un homme – Suprême, 1992) et Pacôme Thiellement (Chaos Reigns – Professeur Chaos, 2002) explorent tous deux  certains des aspects les plus crépusculaires – et donc les plus riches et les plus complexes – qui hantent les créations les plus récentes au sein de la vaste mythologie des super-héros : que ce soit Suprême, tel que re-scénarisé par Alan Moore après une quarantaine de numéros, ou Professeur Chaos, tel que le crée South Park en test ultime de la puissance de la parodie, c’est bien aux marges et aux confins d’une évolution – qui allie tentation de la profonde, voire terminale, remise en question et triomphe marketing toujours renouvelé – que se produit l’actualisation de l’une des plus puissantes mythologies contemporaines, bien au-delà des cercles concentriques d’adolescents qui lui donnèrent naissance à plusieurs moments donnés.

À travers The Coon, Parker et Stone mettent en scène plusieurs réactions de spectateurs énervés vis-à-vis des super-héros. Ils sont grotesques ; ce sont des bébés qui portent une tunique ; ils exagèrent la réalité du mal qu’ils combattent ; mais aussi : ils cherchent à faire les intéressants. Cartman se déguise en The Coon non pour être masqué, mais pour être démasqué. Sa passion n’est pas la justice, c’est la gloire, et la gloire ne peut passer que par une feinte d’anonymat, que par le port d’un masque qu’on demande aux autres de nous ôter. Parker et Stone ne croient pas au caractère vertueux des « justiciers anonymes ». Ils lisent, dans la psychologie tortueuse de l’anonyme, la stratégie de celui qui veut être encore plus connu que ceux qui se montrent. The Coon ne fait que ça : sa propre promotion. La promotion d’une identité basée sur sa seule existence. (…) Comme les « stars post-modernes », la seule chose qu’il a à proposer, c’est le fait de se proposer lui-même.

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À propos de Hugues

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Discussion

3 réflexions sur “Note de lecture : « Vies et morts des super-héros » (sous la direction de Laurent de Sutter)

  1. oh je ne savais même pas que ma vie était passée en BD….
    merci Monsieur 2 et Madame 7 de le rappeler

    Publié par jlv.livres | 3 juillet 2019, 19:00

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