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Notes de lecture 2018

Note de lecture : « Et l’âne vit l’ange » (Nick Cave)

L’univers halluciné, cruel et ambigu d’un jeune Christ opprimé, vengeur et muet du Deep South des années 1940.

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RELECTURE (PREMIÈRE LECTURE EN VERSION ORIGINALE ANGLAISE)

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Une unique ampoule nue pendait du plafond droit au-dessus de mon berceau. Elle vrombissait avec ardeur, impatiente et hypnotique, tandis que j’étais étendu sur le dos à contempler, avec un ennui grandissant, les insectes de nuit qui s’agglutinaient autour de ce point de mire bourdonnant. J’observais, impuissant, qu’une fois par minute à peu près un lépidoptère ou un cousin, ou une mouche trop zélée, entrait en collision avec l’ampoule de mort, fricassant ainsi jusqu’à les réduire en cendres ses petites ailes et ses appendices qui semblaient des poils. Leur vaine entreprise s’achevait en une chute terrifiée, atterissant invariablement à l’intérieur du cageot à fruits où j’étais couché. Des insectes amputés, tournoyant, encombraient ma couche – crevaient d’une mort horrible, agonisant sous mes yeux avec fracas, pour parvenir à la fin de leurs jours, privés de vie – raides morts.
Je compris alors pourquoi mon regretté frère défunt paraissait si abattu. Il ne restait plus trace de vie en lui. Seulement la Mort.

Publié en 1989, traduit en français en 1995 au Serpent à Plumes (et désormais disponible en poche, chez Points) par Christina Douguet et Anne Dubois, le premier roman de l’artiste, principalement auteur-compositeur-interprète, qu’est Nick Cave était pour lui un projet majeur, qui lui tenait énormément à cœur durant ses premières années berlinoises, à partir de 1985, pour donner une nouvelle vie à un scénario abandonné intitulé « Swampland », ainsi qu’en témoigne notamment Christophe Deniau dans sa belle biographie, toute récente, « Nick Cave l’intranquille ».

Euchrid Eucrow, jumeau d’un frère mort-né, avec un cageot de légumes pour berceau, est muet, nanti d’une mère désespérément alcoolique et autoritaire, d’un père falot et néanmoins féru de pièges cruels et de captures animales improbables, d’un environnement social typique d’un certain Deep South reculé, à la charnière des années 1940, associant paysans pauvres spécialisés dans la canne à sucre et communautaristes religieux parmi les plus fondamentalistes imaginables. Dans un contexte portant au paroxysme les duretés d’un William Faulkner ou d’une Carson McCullers, souvent cités à propos de ce texte – ce qui ne saurait surprendre les exégètes des textes de chansons composées par l’auteur à cette époque -, Nick Cave a imaginé avec une sauvagerie pourtant non dénuée d’un certain humour noir de la catastrophe ambiante les incessants bouillonnements agitant les sombres intérieurs du silencieux garçon, puis jeune homme, témoin volontiers voyeur des pires turpitudes de la petite ville, bientôt promu, par voies et voix mystérieuses, à la fois bouc émissaire et bras justicier divin.

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Quelques mots en ce qui concerne la lignée ancestrale d’Euchrid. Ezra, le père d’Euchrid, naquit en 1890 dans les collines touffues du Black Morton Range, une région vallonnée à la végétation dense, fort connue quoique en grande partie inexplorée. Ici, de grands rochers nus pavent le fond de la vallée. Les lits des ruisseaux asséchés suivent les contreforts de la colline, la broussaille s’épaississant sur les pentes, devenant sombre et dangereuse entre les arbres de haute futaie et les entrelacs de ronces.
Un chemin de terre périlleux serpente à l’extrémité orientale de la région. Au tournant du siècle, ce sentier tortueux avait mauvaise réputation, du fait de la disparition inexpliquée d’une vingtaine de voyageurs qui avaient tenté de traverser la chaîne en quête de la prospérité qu’on leur promettait à l’est.
Les enquêtes sur la disparition des voyageurs du Black Range (« Morton » fut officiellement rajouté en 1902) conduisirent à la découverte puis à l’élimination d’un certain Toad Morton, ou, comme le gang de la presse l’étiqueta, Black Morton. Géant pauvre d’esprit, harcelé par les verrues, Toad avait été chassé du clan Morton par les siens, après qu’ils eurent trouvé le verrat familial crevé dans son enclos, couvert de mouches et de marques de dents humaines  – sa patte arrière avait été arrachée net d’un coup de dents. Découvrant Toad recouvert d’excréments de porc, têtant une truie, ils l’avaient chassé de la vallée des Morton et il errait de par les goulets et ravins des collines extérieures, tel un Goliath chagriné rejeté par son propre sang, sans ami ni compagnon, hormis la troupe de démons qui grattaient et démangeaient les anfractuosités et les fêlures obscures de ce cerveau païen, fou et mauvais.

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Il y a une part impressionnante de prouesse dans la manière dont Nick Cave agence méticuleusement le curieux mélange de récit factuel et de monologue intérieur halluciné qui caractérise le rapport maudit – mais l’est-il davantage que celui des autres, in fine ? – d’Euchrid au monde. Bruissant des obsessions développées par la prégnance envahissante de l’atmosphère confinée de la petite ville et de l’extrême dévotion apparente, le roman reconstitue le parcours dément – tout en prophéties auto-réalisatrices, de fcto – qui conduira du mal exercé par les uns au mal exercé par les autres, en une série d’échos et de résonances dans lesquelles on retrouve, bien certainement, et de l’aveu même, ultérieur, de l’auteur, certains des motifs des albums « From Her to Eternity » (1984), « The firstborn is dead » (1985) ou « Your Funeral… My Trial » (1986). Un roman d’une inquiétante profondeur cruelle et pourtant joueuse, dans lequel la langue, morcelée et obsessionnelle, joue décidément les premiers rôles.

Écoutez, c’est pas que je veuille dire du mal des morts, mais vous ai-je dit que ma mère était une conne de grosse vache ? Eh bien, c’est précisément ce qu’elle était – une sale conne de grosse vache, avec un asticot noir desséché en guise de cervelle.
La cradingue avait coutume de jouer à la pédagogue quand elle n’avait pas trop picolé pour être incapable de se tenir debout et de parler. C’était pas beau à voir.
Un certain soir où P’pa était allé se coucher de bonne heure, Man décida qu’elle allait m’instruire au sujet de mon patrimoine, mes aïeux, mon arbre généalogique, et caetera. J’écoutais, assis sur la chaise raide, et nous jouions à ce jeu auquel elle prenait tant plaisir.
Chaloupant devant moi, sa bouteille de grès dans une patte, une vieille tapette à mouches en plastique dans l’autre, elle donnait d’abord la leçon, ce qui pouvait prendre quelque chose comme une heure, parfois deux ; ensuite, elle me mitraillait de questions. Si la réponse était « oui », je devais lever la main droite, et si la réponse était « non », je devais lever la gauche. Si je répondais mal en levant la mauvaise main, elle me flanquait avec la tapette un coup cinglant sur le sommet du crâne. Si je ne répondais pas du tout, ce qui était fréquent attendu que mes deux mains avaient été attachées aux pieds de devant de la chaise, elle me tapait sur l’oreille droite, ou sur l’oreille gauche, suivant ce qu’elle pensait être la réponse correcte.
Parfois, quand elle arrivait au fond de la bouteille, elle réalisait qu’elle-même avait oublié la réponse, et je recevais alors un coup sur chaque oreille. Quand enfin elle ne pouvait plus se rappeler les questions, ou le sujet même de la leçon, ou, à la fin, plus du tout pourquoi j’étais ligoté à la chaise ni pourquoi elle avait une tapette à la main, elle s’emportait dans une frénésie de volée, coups, claques, revers de la main, empoignades, piétinements, jusqu’à ce que, finalement, elle s’effondre dans son fauteuil, épuisée. Je devais alors attendre que P’pa décide qu’il pouvait en toute sécurité entrer dans la pièce pour me détacher.

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À propos de Hugues

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Discussion

4 réflexions sur “Note de lecture : « Et l’âne vit l’ange » (Nick Cave)

  1. cela a été traduit de façon bizarre en français
    « et l’ange se rendit compte du vit de l’ane » mais j’ai peur que cela ne soit pas la même histoire

    Publié par jlv.livres | 2 avril 2018, 06:53

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