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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Les tours de Samarante » (Norbert Merjagnan)

Vengeances, ascensions et chutes dans les techno-totalitaires Mirandes : belle écriture et stimulant premier roman.

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Cela faisait un bon moment que plusieurs amis souvent fort fiables me disaient beaucoup de bien de ce premier roman de Norbert Merjagnan, paru en 2008 aux Lunes d’encre de Denoël (et disponible en poche depuis 2011, chez Folio SF). Comme cela arrive souvent dans une montagne à lire plus qu’encombrée, le fait déclencheur relève du hasard heureux : étant l’un des auteurs anonymisés du fabuleux recueil collectif visitant pour la quatrième fois l’univers de Yirminadingrad, « Adar », Norbert Merjagnan est venu le mois dernier passer une soirée de dédicace chez Charybde, en compagnie de quelques-uns de ses compères et de quelques-unes de ses commères d’écriture, et à l’issue, « Les tours de Samarante » étaient remontées presque tout en haut de mes envies de lire, et en voici donc la conséquence.

En quittant la caverne, les hommes se tassent. Ce n’est pas tant la consigne mais l’air vif qui leur coupe le souffle. Ils avancent en file indienne, prenant garde de ne pas glisser. La nuit a déposé un film de glace sur le sol, lustrant les reliefs escarpés qui se perdent dans la brume du ravin. Tous les cinq cents mètres, Krisnov marque un arrêt, scrutant les aspérités à la recherche du moindre signe. Il ne craint pas les guerriers H’Fzull qui ont été repérés par un de ses éclaireurs, hier, à plusieurs vallées de là. Mais comment savoir si l’ennemi n’a pas dressé un piège, disséminé des drones autour du camp ? Il se prend à espérer. Le peloton est trop faiblement équipé pour affronter des machines de guerre. Il serait alors dans l’obligation de donner un ordre de repli, d’abandonner cette mission pourrie qu’un offisup a concoctée dans les bureaux bleutés de Krus, la cité-forteresse. Mais malgré l’attention redoublée du commandant, la montagne déploie à chaque arrêt une virginité impeccable. À la dernière halte, Krisnov réunit ses officiers, précise une nouvelle fois ses objectifs. Il faudra faire vite, être efficace, tout de suite, au moins que ça ne dure pas, qu’ils crèvent tous en moins d’un quart d’heure. C’est faisable. Il lance l’assaut d’un simple geste. En bon ordre, ses hommes disparaissent derrière les rochers.

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Y compris avec ses défauts relativement mineurs, « Les tours de Samarante » se présente à bien des égards comme un condensé quasiment pédagogique de tout ce que j’aime en science-fiction, et de tout ce que celle-ci a, sous des apparences parfois subtiles et trompeuses, à nous apporter, en tant que lectrices, lecteurs et êtres humains.

Du côté de l’intrigue (que l’on ne dévoilera évidemment pas ici), il y a du solide à défaut de véritable originalité (terrain particulièrement difficile il est vrai, tant les trames aventureuses sont aujourd’hui, et depuis un certain temps, balisées et sur-balisées – sans avoir besoin nécessairement de recourir au Boris Groys de « Du nouveau » pour en analyser les causes, même si cela reste utile en toutes circonstances) : conjuration, exil et vengeance d’une part, tentative d’ascension depuis les bas-fonds d’autre part, comme moteurs essentiels, avec une dose généreuse de personnages principaux ou secondaires aux motivations soigneusement placées sur des routes de collision (il y a là un savoir-faire que l’on pourrait être tenté d’attribuer aussi à une belle pratique rôliste, au passage).

C’est dans l’épaisseur dévoilée de son univers et la texture riche et savoureuse de son écriture que Norbert Merjagnan impressionne tout particulièrement, surtout – même s’il ne faut pas abuser de ce qualificatif que l’on pourrait à tort croire uniquement dépréciatif – pour un premier roman. Derrière les grandes cités isolées et néanmoins subtilement connectées des Mirandes, derrière les castes techniques et économiques qui dominent les « Tours » du titre, on ressent et on devine (sans ces scènes d’exposition laborieuses qui dénaturent tant de textes au sein du genre science-fictif, mais en laissant au contraire tout le pari de la découverte et de la supposition qui en font le charme, in medias res) tout un travail d’expérience de pensée, de test d’hypothèses sociales, politiques et scientifiques qu’il s’agit bien de faire s’entrechoquer pour qu’en jaillisse, insidieusement, le décalage, l’intelligence nouvelle et la beauté, même sombre. Dans la phrase superbement travaillée, on discerne des intentions retorses et magnifiques, des voix qui pulsent avec chacune leur tonalité distincte (jolie prouesse polyphonique, et joie de la théâtralité fort maîtrisée, même si elle n’est pas encore parfaite ici), et une attention poétique au choix des mots qui n’est jamais assez fréquente au sein du genre.

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® Christopher Foss

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Cinabre rend en riant son clin d’œil à l’image, reconnaissant le signal que l’organisateur transmet clandestinement aux convives des Salons de nuit. Il ne reste plus, maintenant, qu’à ouvrir le paquet crypté pour en sortir l’adresse. Frissonnant d’impatience, Cinabre fait glisser sur la toile du parchemin un bijou en forme de croissant de lune, serti de diamants de synthèse : son codeur personnel. Une vraie petite boîte à malice ! Elle porte avec douceur le bijou à ses lèvres. Celui-ci prend au contact de la peau une marque du biogène. Il en extrait un nombre aléatoire d’intervalles codants qu’il réassemble aussitôt en une tige virale. Une clé : PM2I3, Parfait-Maléfice-pour-Main-Indélicate version 3. C’est le genre de sur-mesure artisanal qu’elle bricolait l’année de son éveil dans le laboratoire minuscule où elle menait alors des études de biogénie.
Le bijou codeur, inerte pendant quelques instants, émet un bref scintillement. PM2I3 a reconnu Cinabre, ou quelque chose comme Cinabre, enrichissant la mémoire qu’il conserve de la jeune femme de quelques mutations bénignes. Pour PM2I3, Cinabre vient de passer à sa huit cent quarante-septième version.

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® Christopher Foss

Avec Oshagan, Cinabre et Triple A, avec Soyé Idjova, Kaldon Lief et Herman Gryyem, avec Dab, Chester et Tasuma, avec Kaja et Raks, « Les tours de Samarante » invitent la lectrice ou le lecteur à une diabolique plongée dans un univers où une étrange rationalité économique et scientifique a triomphé de ce qui fut peut-être, à une époque, des besoins psychologiques et sociaux, pour proposer une stase – pourtant tendue vers un objectif technique et néanmoins mystique – où les rêves appauvris, lorsqu’ils n’ont pas définitivement basculé dans un mélange indistinct et terrifiant de futilité et de paranoïa, prennent une saveur fatalement héroïque – qui incite aussi à se plonger dès que possible dans la suite de ce premier roman, « Treis, altitude zéro », paru en 2011.

La Faille est une gorge naturelle en pleine ville. En taille, c’est le plus important des quartiers de Samarante, plus grand que la Corne, Kometicon, les Loges, Six-Tours ou Contrefort. Mais ça ne compte pas. La réalité, c’est que la cité ne descend pas jusque-là, au fond de cette cuvette géologique bourrée de cartons, de cris et de tiques. En bas, les gens de la Faille. En haut, ceux de Samarante. Trois cents mètres de dénivelé social.
La rue qui sort de la Faille est étroite et raide. Elle s’agrippe à des reliefs coupés aux ciseaux dans une paroi de schiste gris. Triple A enjambe les dalles, les yeux cramponnés aux milliers de petits trous de la pierre malade, rongée par des siècles de soleil. En une heure de marche, il ne croise qu’un chat roux pouilleux et balafré qui l’observe, goguenard, vautré à l’ombre de trois pierres qui pourraient être un mur.
La rue ne sert plus à personne. D’énormes ascenseurs sillonnent la paroi et le trajet ne coûte pas une cope. On monte dedans et on poireaute, accaparé par des tonnes d’holos déments. Un cadeau de l’Inc, la marque du Commerce. Il y a des jours où les cabines d’ascenseur se couvrent des lèvres pourpres de Jasmine, la plus drôle et la plus radicale des Parleuses. Par séquence de vingt secondes. Il est arrivé à Triple A d’enchaîner les allers-retours uniquement pour avoir une chance de l’entendre. Il y a JJ’Orus, aussi, bien sûr. D’après les clients de l’épicier, JJ’Orus ne parle pas pour les gens, mais direct aux dieux. Comme une antenne. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas une nana qui ne connaisse pas ses messages par cœur. Et elles répètent tout, les mots, les intonations, le souffle, les blancs. Pour TripleA, JJ’Orus, c’est juste fort, comme un coup de poing dans l’épaule tandis que Jasmine, ce serait plutôt se faire tordre les couilles par surprise. Les filles ne sont pas équipées pour sentir la différence.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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