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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Aux États-Unis d’Afrique » (Abdourahman A. Waberi)

Le songe éveillé et poétique d’une Afrique fédérale unie en phare de la civilisation mondiale inversée.

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Aux Etats-Unis d'Afrique

Publié en 2006 chez J.C. Lattès, réédité en 2008 en Babel chez Actes Sud, le quatrième roman du Djiboutien Abdourahman A. Waberi (qui comptait alors plusieurs recueils de nouvelles, recueils de poèmes et récits de voyage à son actif) envisageait résolument une uchronie poétique non spécifiée, tenant du songe éveillé et déstabilisant, où le monde contemporain, imparablement inversé, verrait une Afrique fédérale entièrement unie constituer le foyer mondial de civilisation, envoyant ses troupes de maintien de la paix et ses organisations humanitaires tenter d’aider, tant bien que mal, une Europe, une Amérique du Nord et un Japon en proie aux famines, aux maladies et aux guerres civiles incessantes.

« Il est là, fourbu. Silencieux. La lueur mouvante d’une bougie éclaire chichement la chambre du charpentier, dans ce foyer pour travailleurs immigrés. Ce Caucasien d’ethnie suisse parle un patois allemand et prétend qu’il a fui la violence et la famine à l’ère du jet et du net. Il garde pourtant intacte l’aura qui fascina nos infirmières et nos humanitaires.
Appelons-le Yacouba, primo pour préserver son identité, deusio parce qu’il a un patronyme à coucher dehors. Il est né dans une insalubre favela des environs de Zurich, où la mortalité infantile et le taux de prévalence du virus du sida – un mal apparu, il y a bientôt deux décennies, dans les milieux interlopes de la prostitution, de la drogue et du stupre en Grèce, et devenu une endémie universelle aux dires des grands prêtres de la science mondiale réunie à Mascate, dans le preux royaume d’Oman – restent parmi les plus élevés selon les études de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), installée, comme chacun le sait, chez nous, dans la bonne et paisible ville de Banjul. Elle accueille également la crème de la diplomatie internationale censée décider du sort des millions de réfugiés caucasiens d’ethnies diverses et variées (autrichienne, canadienne, américaine, norvégienne, belge, bulgare, britannique, islandaise, portugaise, hongroise, suédoise,…), sans mot dire des boat people squelettiques de la Méditerranée septentrionale qui n’en peuvent plus de zigzaguer devant les mortiers et les missiles enténébrant les infortunées terres d’Euramérique. D’aucuns détalent, errent et s’épuisent, puis se rendent tout de go en attendant que le néant ne les fauche. Des prostitués de tout sexe, monégasques et vaticanesques mais pas seulement, s’échouent sur les plages de Djerba et dans la baie bleu cobalt d’Alger. Ces pauvres diables sont en quête du pain, du lait, du riz ou de la farine distribués par les organisations caritatives afghanes, haïtiennes, laotiennes ou sahéliennes. Des petits écoliers français, espagnols, bataves ou luxembourgeois malmenés par le kwashiorkor, la lèpre, le glaucome et la poliomyélite ne survivent qu’avec les surplus alimentaires des fermiers vietnamiens, nord-coréens ou éthiopiens depuis que notre monde est monde. Ces peuplades aux moeurs guerrières, aux coutumes barbares, aux gestes fourbes et incontrôlables ne cessent de razzier les terres calcinées d’Auvergne, de Toscane ou de Flandre quand elles ne versent pas le sang de leurs ennemis ataviques, Teutons, Gascons et autres Ibères arriérés, pour un oui ou pour un non ; parce qu’on reconnaît un prisonnier ou qu’on ne le reconnaît pas. Tous attendent une paix qui n’est pas de ce jour. »

N’échappant pas totalement, par moments, à un penchant quelque peu didactique (sans doute presque inévitable lorsqu’il s’agit de faire partager une fiction de ce type, même sans visée explicative, en 190 pages – songeons aux 1 000 pages utilisées par Kim Stanley Robinson dans ses « Années du Riz et du Sel » pour développer son uchronie dans laquelle Chine et Islam dominent le monde depuis la grande peste ayant quasiment éliminé l’Occident à la fin du Moyen Âge), Abdourahman A. Waberi parvient néanmoins à nous offrir une fable unique et attachante, en retournant également ici la figure « classique » de l’enfant pauvre adopté par des riches, en quête de ses origines, par l’entremise de Maya, blanche et normande, adoptée par de riches intellectuels érythréens, étudiante renommée en histoire de l’art et sculptrice en devenir, lorsqu’elle se rend en voyage touristique à Paris pour retrouver sa mère et toucher d’un doigt concret le monde auquel elle a échappé.

Avec un ton d’une étrange beauté, non exempte de poésie, l’auteur djiboutien questionne et fracasse tous les clichés développementalistes et raciaux, et bon nombre de réflexes conditionnés de lecteur occidental, qui, consciemment ou inconsciemment, transforme si souvent constats contemporains et hasards historiques en pseudo-logiques explicatives (pour aboutir dans des cas extrêmes aux palinodies honteuses du discours sarkozyste de Dakar, par exemple), en même temps qu’il offre à un lecteur africain un bouleversant rêve de grandeur culturelle et d’unité politique, qui doit au minimum faire réfléchir, encore et encore, à un autre univers des possibles auquel s’atteler derechef.

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 Waberi 2006

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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