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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Janua vera » (Jean-Philippe Jaworski)

Huit nouvelles qui transmutent un univers classique de fantasy en un joliment déroutant récit à facettes.

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Janua vera

Publié en 2007 aux Moutons Électriques, le premier recueil de nouvelles du jusqu’alors rôliste et concepteur de jeux de rôle Jean-Philippe Jaworski, l’un des textes les plus vantés depuis des années par des amies et amis dont je respecte les goûts littéraires – bien tardive découverte pour moi, donc -, a tout en effet d’un régal pour amateurs de médiéval-fantastique post-Donjons & Dragons première époque.

Le décor d’ensemble du « Vieux Royaume » n’est guère original, mais il est fort plaisamment solide. Débarrassé de l’extrême syncrétisme des débuts du jeu de rôle (qui juxtaposait allègrement des civilisations historiquement ou imaginairement parfois séparées de siècles technologiques et sociaux – héritage que l’on retrouvera plus tard, au second degré ou pour les plus jeunes, dans « Warhammer », par exemple), le « Vieux Royaume » s’écarte, pour parler en références « Casus Belli » – si longtemps la bible mensuelle des rôlistes francophones -, de la folie orchestrée d’un univers tel que la Laelith de 1986 (pour laquelle il faudrait plutôt aller voir du côté de l’immense « Féérie pour les ténèbres » de Jérôme Noirez), et renvoie certainement plutôt à un cadre tel celui de Paorn, dans la même revue, en 1998 : magie nettement assagie et rendue plus discrète, par rapport aux origines vanciennes revues aux amphétamines gygaxiennes du « Donjons & Dragons » d’origine, mais magie qui gagne en mystère et en fantastique, au sens classique et littéraire du terme, ce qu’elle semble avoir perdu en disponibilité et en puissance instantanée, république de type vénitien, royaumes moyenâgeux et empires moyen-orientaux, tribus barbares soigneusement disposées aux confins, environnement médiéval sensiblement plus cohérent, etc…

Pour le vieux rôliste blanchi sous le harnais, ou l’ex-maître de jeu ayant dû passer des heures non négligeables à trafiquer les règles insensées d’AD&D pour arriver à quelque chose de jouable et d’agréable, passés les premiers émois adolescents de la découverte, le « Vieux Royaume » a donc initialement la saveur de confortables pantoufles, que l’on prend plaisir à retrouver après un voyage, en sachant que l’on va maintenant pouvoir se régaler en terrain connu et aimé. C’est sur ce socle-là que l’art de Jean-Philippe Jaworski va se déployer pour notre grand plaisir.

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Le voici brutalement dressé, haletant, les yeux écarquillés sur la pénombre des appartements royaux. Dans le sursaut qui l’a arraché au sommeil, il a dispersé les oreillers de plume, les coussins armoriés, il a senti la caresse de la soie glisser au bas de son torse puissant. Ses mains larges sont crispées avec violence sur le satin froissé du drap, les muscles épais de ses épaules et de ses bras sont noués par la tension. Recroquevillée à l’autre bout du lit, il devine la nudité pâle de la favorite, son regard agrandi par la surprise ou par la peur. Derrière les portes aux bas-reliefs d’ivoire, dans le dédale des corridors, des escaliers, des salles de cérémonie, il entend des appels brefs, des cavalcades lourdes, le cliquetis des armes. Il sait qu’une fois de plus, il a hurlé. Sans doute est-ce son propre cri qui l’a éveillé, en même temps qu’il secouait la torpeur du palais. (« Janua vera »)

Dans ce premier recueil publié, Jean-Philippe Jaworski met en effet en œuvre deux armes redoutables, qui lui permettent d’emmener la lectrice ou le lecteur bien au-delà de la relative banalité de son décor.

D’abord, même si l’écriture proprement dite est encore par moments relativement imprécise, et que certaines affèteries inutiles sont encore présentes, l’art de conter est ici exceptionnel : à chaque nouvelle, même si le ton est résolument « écrit », on ressent la présence, tapi dans l’ombre d’une niche confortable à proximité du foyer, la présence de quelque barde qui aurait recueilli les confidences des protagonistes pour en faire matière à récit ; à chaque nouvelle, on devine le maître de jeu expérimenté qui a su devenir authentique raconteur d’histoires, qui sait intercaler avec subtilité la description, l’ambiance, l’indice, pour éviter la rupture du rythme de la partie et le fastidieux du calculatoire.

Janua vera 2

J’avais connu des nuits meilleures. Un bon assassin est comme un bon artisan : il aime l’ordre, le tour de main façonné par une longue pratique, la petite routine du quotidien. Le travail ajusté et sans bavure. Cette nuit-là, on avait passablement bousculé mon établi. J’avais raté le client, j’étais tombé dans une souricière, on m’avait lardé dans les règles de l’art… Et on semblait décidé à me régler mon petit fonds de commerce. Ça n’avait pas grand-chose d’une transaction honnête… Dans mon milieu, ça fait certes partie des affaires. mais ce qui me chagrinait beaucoup, c’est que je n’avais rien vu venir. Trop confiant, Benvenuto. J’avais intérêt à me rappeler des vertus de l’humilité.
Je me consolais un peu à l’idée de la confusion que j’avais laissée derrière moi. J’avais réussi à m’esquiver après avoir donné en plein dans le panneau, et au moins l’un des spadassins était resté sur le carreau. Le client était certainement en train de faire dans ses chausses, en me sachant évaporé dans la nature avec un contrat toujours en cours, augmenté d’un petit codicille personnel. Son sorcier et ses hommes de main devaient en entendre de belles… N’empêche. Je regardai des gouttes de sang, larges comme des pièces de monnaie, gâcher ma botte gauche. La trouille du client, ça n’allait pas arranger les choses. Tout juste le rendre deux fois plus dur à liquider. (« Mauvaise donne »)

Ensuite, Jean-Philippe Jaworski tire parti avec un grand brio de sa vraisemblable vaste culture, qui s’étend bien au-delà du bréviaire classique de la fantasy contemporaine, pour nous offrir des histoires qui savent transmuter canevas ou scénarios provenant d’autres genres, légendes fantastiques inouïes ou passages obligés de la littérature médiévale d’origine, pour déjouer les attentes du lecteur, compliquer avec bonheur la linéarité prévisible, ou offrir une fenêtre et un regard à travers celle-ci infiniment plus surprenants qu’anticipé. Le hard-boiled vénitien de « Mauvaise donne », usant à la fois de chaque donnée usuelle sur les « guildes des assassins » de fantasy (et préservant le climat lourd et pourtant feutré des premiers « Lankhmar » de Fritz Leiber), en est une belle démonstration – résonnant d’ailleurs, sans hasard, avec le Lucius Shepard du « Dragon Griaule » (plus particulièrement, de la nouvelle « Le père des pierres »). Le détournement magistral de la quête courtoise (dont les éléments-clé sont si richement analysés par Jean-Jacques Vincensini dans son décisif « Pensée mythique et narrations médiévales ») qu’opère « Le service des dames », et sa flegmatique et fataliste conclusion, en constitue un autre exemple éclatant. Et il faudrait mentionner aussi, bien entendu, la subtilité surnaturelle de « Une offrande très précieuse », le poignant inexorable de « Le conte de Suzelle », la farce macabre de « Jour de guigne », l’inquiétante quête historique et sylvestre de « Un amour dévorant », et le motif parfaitement stylisé, miniature emblématique, de « Le confident ».

Plus tard, à la nuit presque close, trois cavaliers filaient dans la brume, vers le mugissement sombre du Vernobre. Les chevaux faisaient trembler le sol gorgé sous leur cavalcade, froissaient parfois un bouquet d’herbes hautes ou les branches d’un taillis.
« Je le savais bien, grommela la voix du vieux Naimes. Nous aurions mieux fait de passer par Carroel.
– Pourquoi donc ? s’étonna Ædan. Nous n’avons perdu qu’une journée, au lieu de quatre. » (« Le service des dames »)

Parvenant à un rare équilibre entre le confort d’un univers aisément connaissable à défaut d’être connu et la déroutante impression d’un récit aux facettes multiples toujours renouvelées, Jean-Philippe Jaworski réussissait donc là une belle entrée en littérature, et donnait diablement envie de lire « Gagner la guerre », son roman de 2009 situé dans le même « Vieux Royaume ».

Ce qu’en dit très judicieusement Nébal est ici, ce qu’en disait Mr. C sur feu Le Cafard Cosmique est ici, ce qu’en dit Lohrkan est, et ce qu’en dit le Traqueur Stellaire est . Une belle curiosité à noter : la présence sur La Cour d’Obéron, le site animé par Laetitia « Hikaki » Jaworski, d’une campagne jeu de rôle située dans le « Vieux Royaume », adaptée en règles AD&D.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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auteur-jean-philippe-jaworski

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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