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Je me souviens

Je me souviens de : « Navigateur en solitaire » (Joshua Slocum)

Le puissant et humble récit du premier tour du monde à la voile en solitaire, en 1898.

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C’est la récente lecture du « Une longue vague porteuse » de Frédéric Jacques Temple, dans lequel le récit de cette circumnavigation, la première à la voile en solitaire dans l’histoire, réalisée par Joshua Slocum en 1895-1898, tient un rôle important, qui m’a remis en mémoire (dont il n’était toutefois jamais vraiment sorti) ce texte publié en 1899, traduit en français en 1930 par Paul Budker chez Chiron, puis retraduit en 1990 par Florence Herbulot, elle-même véritable navigatrice, chez Buchet-Chastel, puis finalement chez Actes Sud, en 1995.

Ce livre fait partie pour moi des (nombreux) fondamentaux découverts au début des années 1990, alors que, après une fort modeste initiation enfantine aux joies du dériveur (420 et 470), je fréquentais assidument les côtes bretonnes et vendéennes à bord de divers 10 m ou 12 m de location, invité régulièrement par de bons amis séduits non tant par mes très discrets talents d’équipier, mais beaucoup plus sûrement par mon estomac résolument imperméable au mal de mer, atout on ne peut plus précieux lorsque la mer se forme un peu vivement et qu’il s’agit d’assurer néanmoins cuisine ou navigation, sous le pont. Dévorant ces années-là aussi bien manuels techniques, carnets de compétition ou aventures maritimes, je réservai in fine une petite place à part aux récits de ces navigateurs solitaires d’un âge d’or qui n’existe guère, curieux mélanges de talent, de force intérieure, d’humilité et de forfanterie, à l’image de l’étonnant Marcel Bardiaux (« Aux quatre vents de l’aventure », 1958-1959), d’Alain Gerbault (« Seul à travers l’Atlantique », 1925), de Vito Dumas (« Seul par les mers impossibles », 1958)  ou de Bernard Moitessier (« Vagabond des mers du Sud », 1960), qui nommera un de ses bateaux Joshua en l’honneur de leur précurseur à tous, précisément.

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Un jour de l’hiver 1892, à Boston, où le vieil océan m’avait en quelque sorte rejeté un ou deux ans auparavant, j’hésitais à décider s’il valait mieux que je cherche à obtenir un nouveau commandement et que je recommence à gagner ma vie sur la mer, ou que je m’en aille travailler aux chantiers navals, quand j’ai rencontré une vieille connaissance, un capitaine baleinier qui m’a dit : « Venez à Fairhaven, je vous donnerai un navire. Mais, a-t-il ajouté, il faudra faire quelques réparations. » Ses conditions, une fois expliquées en détail, me convenaient tout à fait. Il m’assurait entre autres toute l’assistance dont j’aurais besoin pour réarmer le bateau. J’ai accepté sans hésiter car je venais de me rendre compte qu’il était impossible d’obtenir du travail au chantier sans cotiser tout d’abord cinquante dollars à une association, et que – pour ce qui était de trouver un commandement – il n’y avait pas suffisamment de navires. La plupart de nos grands voiliers, démâtés pour servir de chalands à charbon, se faisaient ignominieusement remorquer par le nez de port en port, tandis que bien des capitaines de valeur n’avaient plus pour recours que l’Abri du marin.

Plus d’un siècle après son écriture et après l’aventure alors incroyable qu’il nous raconte, « Navigateur en solitaire » demeure une formidable synthèse de roman d’aventures, de manuel de la voile traditionnelle (l’information authentiquement technique y étant distillée régulièrement à la fois avec pédagogie et presque par inadvertance) et de témoignage d’une attitude face à la vie et à ses fortunes (ou plus souvent infortunes), d’une humble débrouillardise et d’une confiance en soi inébranlable, et surtout peut-être d’un humour aussi inaltérable qu’emblématique, qui peuvent moins que jamais laisser la lectrice ou le lecteur indifférents.

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Spray

Le « Spray » de Joshua Slocum.

Toute cette saison, je pêche avec mon nouveau bateau le long de la côte, pour découvrir finalement que je suis incapable de boëtter correctement un hameçon. Mais enfin voici le moment venu de lever l’ancre et de prendre la mer pour de bon. J’ai décidé d’effectuer un voyage autour du monde et comme, au matin du 24 avril 1895, le vent est favorable, à midi je lève l’ancre, j’établis la voilure et je quitte Boston où le Spray est resté mouillé bien sagement tout l’hiver. Les sirènes sifflent midi à l’instant précis où le sloop appareille sous toute sa toile. Je remonte un court moment dans le port, bâbord amures, puis, virant de bord, je mets cap au large, la bôme bien débordée à bâbord, et nous passons tous près des ferry-boats à bonne allure. Un photographe sur la jetée extérieure d’East Boston prend le bateau en photo quand il passe devant lui, son pavillon en bout de corne battant gaiement dans la brise. Je suis tout palpitant d’une émotion profonde. Mes pas sont légers sur le pont dans l’air vif. Je sais qu’il ne m’est plus possible de revenir en arrière et que je m’engage dans une aventure dont je ressens profondément la signification. J’ai pris fort peu conseil de quiconque, ayant en somme le droit d’avoir une opinion personnelle sur tout ce qui touche à la mer. Que le meilleur marin puisse faire pire encore que moi, même seul, cela m’est démontré à moins d’une lieue des docks de Boston où j’aperçois un grand vapeur avec équipage au complet, officiers et pilote, échoué et brisé. C’est le Venetian : il s’est proprement cassé en deux sur un banc. Cette première heure de mon voyage en solitaire m’apporte donc la preuve que le Spray est capable de faire mieux que ce vapeur avec tout son monde, car je suis déjà arrivé plus loin que lui.

Rappelons ici aux amatrices et aux amateurs de voile (mais aussi à tou(te)s les autres) le bonheur qu’ils auront à déguster l’excellent « Nord-Nord-Ouest » (2015) de Sylvain Coher. Les règles du jeu de la rubrique « Je me souviens » sur ce blog sont ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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