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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Nécropolis 1209 » (Santiago Gamboa)

Congrès de biographes et drame policier, hommage puissant et réjouissant à l’art de l’imagination et du mensonge.

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Publié en 2009, traduit en 2010 chez Métailié par François Gaudry, le septième roman du Colombien Santiago Gamboa compose un concerto baroque et néanmoins ultra-moderne à la gloire de la littérature, du récit biographique et du pouvoir souverain de ce mensonge héroïque que constitue la poésie, en faisant sien le mot de Jules Supervielle rapporté par son ami Jorge Luis Borges en 1960, disant en substance que « le poète est celui qui recherche une idée et craint de la trouver, puisque sa fonction est de rester au milieu du chemin, entre les formes vagues et les symboles qui précèdent l’abstraction. » Il n’y aura ainsi guère de hasard à ce que l’un des protagonistes du roman se nomme Edgar Miret Supervielle.

J’étais très étonné et, à vrai dire, flatté, euphorique. Une foule de questions se pressaient dans ma tête : qui leur avait donné mon nom ? De quel genre de congrès s’agissait-il ? Qu’avais-je à voir avec le monde des biographes ? J’avais publié des romans, quelques nouvelles, un récit de voyage et des milliers d’articles de presse, mais rien de tout cela, que je sache, ne pouvait être assimilé au genre biographique. Pourquoi donc avaient-ils pensé à moi ? Comment avaient-ils trouvé mon adresse ? La tombée de la nuit me surprit avec les mêmes interrogations qui allaient et venaient sans trouver de réponse.
Je dois dire que je traversais une période de grand ralentissement. Les aiguilles de ma montre tournaient sans discontinuer mais cela ne signifiait absolument rien pour moi. Je passais des heures les yeux rivés sur une photo dans le journal ou la couverture d’un livre sans me résoudre à l’ouvrir, absorbé que j’étais par le vide et mes propres sons internes, les battements de ce « cœur révélateur » dont parle Poe, ou encore le flux sanguin et la tension de certains muscles. Je venais de sortir d’une longue maladie qui m’avait écarté de la vie que je menais jusque-là, celle d’un écrivain actif et plus ou moins présent dans le petit monde des lettres. Que s’était-il passé ? Mes poumons s’étaient peuplés d’un virus malin, ke hanta, qui emplissait de liquide les alvéoles pleurales et liquéfiait les capillaires en créant des mares d’infection brutale, infestées de globules blancs. La fièvre fit de moi un hôte à plein temps de l’hôpital jusqu’à ce que quelqu’un décide de me faire transférer dans un centre médical de montagne, un sanatorium pour maladies respiratoires et de la plèvre, où je suis resté un peu plus de deux ans, loin de tout ce qu’était ma vie, laquelle se révéla au bout du compte n’être celle de personne car elle disparut dès que je me fus éloigné de la haute montagne (comme Hans Castorp).

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Ainsi convié à sa grande surprise à un congrès littéraire de haute volée, organisé à Jérusalem par une association se consacrant à l’art de la biographie, le narrateur va y retrouver, sous les échanges de roquettes entre insurgés palestiniens et forces de sécurité israéliennes, dans le cadre luxueux et rénové de l’hôtel King David, une galerie de personnages légèrement ou profondément hallucinante, dont les récits proposés en guise d’interventions officielles vont rythmer le roman d’une étrange manière polyphonique – qui, devant en apparence tout au hasard, va néanmoins offrir au fil du roman de bien singulières correspondances – : Leonidas Kosztolányi l’antiquaire, Edgar Miret Supervielle le bibliophile, Shlomo Yehuda le directeur de l’association organisatrice, Rachid Salman l’écrivain à succès (et la seule connaissance, sur place, du narrateur), Ebenezer Lottmann le directeur des ptrès restigieuses éditions Tibériade, Sabina Vedovelli la star du porno, Moisés Kaplan le philatéliste, Marta Joonsdottir la journaliste islandaise, ou encore José Maturana l’ex-taulard devenu, un temps, pasteur évangélique.

Tandis que nous sont confiées, par éclipses, les communications officielles (ou non) de certains des participants (« Le Ministère de la Miséricorde », récit de la création de l’église du mentor Walter de La Salle, par José Maturana, « Le survivant », récit d’une vengeance en Colombie, habile démarquage matois et assumé du « Montecristo » d’Alexandre Dumas, par Moisés Kaplan, « La variante Oslovski & Flo », exceptionnelle construction de jeu d’échecs, d’amour et d’amitié, par Edgar Miret Supervielle, et « Jardin de fleurs rares », étonnante et curieusement poignante autobiographie d’une star du porno, par Sabina Vedovelli), Santiago Gamboa tisse pour nous un véritable drame policier, dans lequel le narrateur s’improvise enquêteur plutôt doué, drame dont les ramifications et les solutions se terrent dans les plis des différents récits, marqués d’allusions secrètes signalées par… des sandwichs au poulet et des personnages prénommés Ebenezer, que l’on retrouve régulièrement dans les situations et les contextes les plus improbables.

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À Charleston, Walter et Jessica ont employé la même tactique qu’à Miami, consistant à rendre visite aux pavillons des malades incurables de l’Ancient Ghedare Hall et du Memorial. En même temps ils ont entrepris la construction d’une réplique de la chapelle du Dieu Naissant et de la Miséricorde, selon les mêmes plans que celle de Miami mais plus grande, car Walter avait acquis une réelle assurance oratoire et les finances du Ministère augmentaient grâce aux inscrits, certes volontaires mais qui apportaient des kilos de liasses vertes, et même plus, je suis sérieux, les riches se lavent la conscience comme d’autres se lavent ce que vous savez, oui, trois lettres, vous me suivez, mes potos ? Et c’est encore mieux si leur galette aide des gens dangereux, qu’elle contribue à apaiser la tension sociale, cette électricité dans l’air des rues qui complique tellement la vie du riche et l’oblige à avoir des gardes du corps pour continuer à être riche, riche au milieu de la merde, la façon la plus ignoble d’être riche ; riche au milieu des plaies et du pus des villes les plus tristes et les plus désespérées. (« Le Ministère de la Miséricorde », récit de José Maturana)

Si le drame policier historique et littéraire qui prend place dans les couloirs de l’hôtel King David est bien réel, il est aussi le fabuleux prétexte d’une mise en perspective songeuse des artifices et des beautés de la littérature, de l’art de l’invention, de la mécanique de fabrication de l’Histoire et des histoires, circulant avec grâce et humour sur la ligne de crête qui sépare la réalité de la pure fabulation, mêlant joyeusement les registres d’écriture et les références (particulièrement nombreuses et drôles) patrimoniales : Santiago Gamboa est ici éblouissant et subtil, farceur et fin, cru et violent, tour à tour ou simultanément, et nous offre in fine un feu d’artifices feutré particulièrement réjouissant, qui se conclut dans le cadre pour le moins étonnant de l’île Tristan da Cunha, isolée en plein Atlantique sud. À la fois bizarrement intemporel dans sa mise en scène de l’art de l’imagination et du mensonge, et totalement contemporain dans sa mise à nu des ressorts des divers storytellings, calculés ou instinctifs, qui sont à l’œuvre de nos jours, « Nécropolis 1209 » s’affirme comme un très grand roman.

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Et maintenant, tu vas t’y remettre ? demanda-t-elle. Je vais peut-être essayer un nouveau genre, pourquoi pas la biographie. Ce congrès pourrait être un tournant.
Pourquoi recommencerais-tu à écrire ?
Il y a des choses  qu’on fait sans raison, ou pour des motifs les plus banals, répondis-je : aller se promener sur une avenue à l »heure des embouteillages et observer les gens dans les voitures. Se présenter en milieu d’après-midi au guichet d’un cinéma ou flâner dans une librairie et finir à une terrasse de café à observer ceux qui reviennent sur leurs pas, et se répéter : pourquoi je fais tout ça ? Pourquoi aujourd’hui j’ai marché jusqu’à une librairie, ou un cinéma, et arrivé à la porte j’ai décidé de ne pas entrer ? On fait parfois des choses qui n’ont pas de sens, ou en qui prennent un avec le temps, peut-être avec le désir souterrain et muet de changer de vie au dernier instant, quand tout paraît décidé, comme ces joueurs de roulette qui, une seconde avant l’arrêt des paris, déplacent nerveusement une pile de jetons d’un numéro vers un autre puis s’en mordent les doigts. On cherche quelque chose d’intense, ou à être autre, oui, être autre, la voilà ta réponse : j’écris pour être autre.
Marta sourit : tu vois, on progresse, je t’ai dit que c’était à cette heure que naissent les bons reportages, l’idée que l’alcool et le travail sont incompatibles, c’est bon pour les dentistes et les coupeurs de prépuces, mais pas pour nous qui travaillons avec la parole. À condition que l’on puisse conserver une certaine verticalité, ou nous tenir de l’autre main.

Ce qu’en dit Robert Solé dans le Monde des Livres est ici, ce qu’en dit superbement Yann Le Tumelin dans Moisson Noire est ici, et Clément Solym, dans ActuaLitté, n’est pas en reste, ici.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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