La trajectoire d’une troupe déglinguée de comédiens-nomades : une fable baroque et cruelle d’une grande puissance d’évocation.
De la rencontre fortuite entre une carriole crasseuse tirée par un avorton difforme sous la direction d’Albane, comédienne à la poigne ferme et à la chair sensuelle, et un bus bondé rempli d’anonymes conduit par un chauffeur aux tendances autoritaires prénommé Basile, se forme une troupe de théâtre improbable. À bord de cet autobus qui sert autant de moyen de transport que d’habitation, ces saltimbanques farfelus vont apprendre leur métier sur les routes, avec des bouts de ficelles et leur imagination.
Il fut décidé que nous ferions route ensemble, que nous repeindrions le bus couleurs guirlandes, qu’Albane et l’homme nous apprendraient les arts du cirque, du théâtre, de la jonglerie, de la prestidigitation.
«Nous serons la troupe de spectacle la plus célèbre du pays. Chamboulement radical, chanta Basile, gloire et fortune. Fortune et gloire, chamboulement radical.»
Nous grimpâmes dans le bus, et c’était reparti.
Dans un environnement post-industriel en pleine dislocation, la voix narrative du récit, ce nous – troupe d’acteurs-oiseaux qui tente de créer un spectacle collectif – contribue à la beauté étrange aux évocations volodiennes du texte de Christophe Ségas.
Nomades dérangeants toisés comme des Untermensch, ils sont chassés sans ménagement dès qu’ils tentent de garer leur véhicule ou après le fiasco de leur première représentation, puis réussissent grâce à l’habileté politique de Basile à séduire un public et les gouverneurs d’une commune qui entendent bien se servir du succès populaire de la troupe pour asseoir leur popularité. Avec la sédentarité et le succès les dimensions artisanales et poétiques du théâtre de leurs débuts vont se dissoudre, laissant place au divertissement commercial et aux bouffissures de l’embourgeoisement, aux sirènes de l’argent et de la conquête du pouvoir.
Seule réelle actrice, Albane va se révolter contre l’enkystement et la déchéance de la troupe et les relancer sur les routes dans un bus désormais poussif qui va les conduire vers un sort inattendu et funeste.
«Et vous ? Êtes-vous satisfaits de vos costumes sur mesure ? Vous arrive-t-il encore de rêver, ficelés comme vous l’êtes dans vos responsabilités ? Êtes-vous heureux, loin du théâtre, loin des spectacles, loin de la vie de saltimbanques qui nous faisait tant vibrer ? Vous vous glorifiez de vos conquêtes, n’est-ce pas ? Mais ce que je vois ce soir est d’une tristesse inclassable. Les abus d’alcool et de graisse vous ont rendus mous. Et rougeauds. Vous ne savez plus rire. Des mollusques inféodés à un hyperrapace : voilà ce que vous êtes devenus.»
Deuxième texte de Christophe Ségas, également un contributeur multirécidiviste et remarqué dans les recueils collectifs des éditions Antidata («Douze cordes», «Tapage nocturne», «Version originale» et «Jusqu’ici tout va bien»), cette fable cruelle et fantastique publiée en novembre 2015 aux précieuses éditions du Chemin de fer, illustrée par les œuvres de Pierrick Naud, parle de la difficulté de maintenir en vie une pratique artistique et poétique dans les marges d’une société dévorée par l’argent, voire de l’impossibilité de maintenir une humanité tout court.
Pour acheter ce livre chez Charybde, c’est ici.
Discussion
Rétroliens/Pings
Pingback: Note de lecture : « Une bouche sans personne (Gilles Marchand) | «Charybde 27 : le Blog - 27 août 2016
Pingback: Note de lecture : « Remington (Christophe Ségas) | «Charybde 27 : le Blog - 19 juin 2017
Pingback: Note de lecture : « Hors le bourbier (Christophe Ségas) | «Charybde 27 : le Blog - 17 juillet 2017
Pingback: Note de lecture : « Une immense sensation de calme (Laurine Roux) | «Charybde 27 : le Blog - 27 juillet 2018