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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn » (Ben Fountain)

La guerre brute et les paillettes impavides de la bonne conscience, en un roman magistral et irrésistiblement, tragiquement, drôle.

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Publié en 2012, traduit en français en 2013 par Michel Lederer chez Albin Michel, le premier roman de Ben Fountain, après son recueil de nouvelles « Brèves rencontres avec Che Guevara » (2006), est un véritable coup de maître, dont le succès public et critique me semble amplement mérité.

Rarement un auteur aura aussi bien réussi à saisir, en à peine 400 pages, la réalité complexe des engagements militaires contemporains des États-Unis dans le monde entier, de ce que peuvent ressentir ces générations-là de soldats, trente ans après la guerre du Vietnam, de ce que la société américaine projette à travers eux et autour d’eux, et de la manière dont le gigantesque cynisme pourtant minutieusement à l’œuvre peut se marier à – ou s’entrechoquer avec – un authentique patriotisme plus ou moins viscéralisé.

Les hommes de Bravo n’ont pas froid. C’est une journée de Thanksgiving fraîche et venteuse, et la météo annonce de la neige fondue et de la pluie glacée pour la fin de l’après-midi, mais les Bravo se sont bien réchauffés à coups de Jack Daniel’s-Coca grâce à la lenteur légendaire de la circulation lors d’une journée de match et grâce au minibar de la limousine. Cinq verres en quarante minutes, c’est sans doute un peu beaucoup, mais Billy a besoin de se remettre les idées en place après le hall de l’hôtel où des bandes de citoyens reconnaissants shootés à la caféine ont fait du trampoline sur sa gueule de bois. Un homme surtout s’est attaché à lui, une espèce de minet pâle et spongieux engoncé dans un jean amidonné et des bottes de cow-boy tape-à-l’œil. « J’ai pas fait mon service, lui a confié le type, se balançant sur les talons et agitant un gobelet géant Starbucks, mais mon grand-père était à Pearl Harbor, et il m’a raconté toute l’histoire », après quoi, il s’est embarqué dans un discours décousu sur la guerre, Dieu et la nation, tandis que Billy laissait courir, laissait les mots tourbillonner et se télescoper dans son cerveau.

Les restes d’un peloton de soldats américains engagés en Irak, appelés les « Bravo » suite à une approximation médiatique devenue trop rapidement virale, après un coup d’éclat héroïque dont on n’apprendra la substance que très lentement, au fil des bribes d’interviews consenties ou des remémorations fugaces du narrateur Billy Lynn, l’un d’eux, sont en train d’achever leur tournée de relations publiques sur le sol natal, où ils sont invités en guise d’apothéose à regarder la finale du Super Bowl, à Dallas, depuis les loges V.I.P. ou même depuis celles du propriétaire des Cowboys, avant de reprendre le surlendemain le chemin de l’Irak, comme si de rien n’était.

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Ils sont dix dans le somptueux espace passager de la limousine, les huit soldats restants de la compagnie Bravo, plus le commandant Mac, leur escorte du service des Affaires publiques, et le producteur de films Albert Ratner qui, en ce moment, est penché en position Blackberry. Si l’on compte le pauvre Shroom mort au combat et Lake grièvement blessé, il y a là deux Silver Stars et huit Bronzer Stars, et les dix médailles constituent un défi à la moindre explication cohérente. « À quoi pensiez-vous pendant la bataille ? » a demandé la jolie journaliste télé à Tulsa, et Billy a essayé de répondre. Dieu sait qu’il a essayé, et il n’a jamais arrêté d’essayer, mais la réponse ne cessait de lui échapper, de partir en vrille, la nature de la chose, ce on ne sait quoi d’ineffable.
« Je sais pas vraiment, a-t-il répondu. En gros, c’était surtout comme le genre d’agressivité quand on est au volant. Tout explosait autour de nous, ils tiraient sur nos hommes et j’ai foncé, et en fait, je ne pensais pas du tout. »
Quand la fusillade a éclaté, il a surtout eu peur de merder. Sous cet aspect-là, la vie militaire est une horreur. Tu merdes, on te gueule dessus, tu merdes encore, on te gueule encore dessus, mais sur les petits merdoyages ridicules, insignifiants et en général prévus, plane la menace omniprésente du merdoyage final, du merdoyage énorme, global, au point d’anéantir toute chance de rédemption. Deux jours après la bataille, tandis qu’il longeait le chemin gravillonné pour aller bouffer, il a soudain éprouvé ce sentiment de répit ou de libération, comme si on le soulageait d’un terrible fardeau, et tout cela sans plus d’efforts de sa part que l’exhalation d’une respiration normale. Ce sentiment de ahhhh, comme s’il y avait de l’espoir pour lui. Comme s’il était libre. Les images de Fox News avaient déjà contaminé les médias, tout, et la rumeur circulait que Bravo allait rentrer au pays, le style de discours porteur d’un espoir suicidaire auquel aucun soldat sain d’esprit n’accorderait crédit, et puis voilà qu’après avoir été prévenus deux heures à l’avance, on les expédiait aussitôt à Bagdad d’où ils s’embarquaient pour leur Tournée de la Victoire.

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Les Destiny’s Child à la mi-temps du Super Bowl 2013.

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Si du côté de l’inévitable producteur de cinéma, des agents de stars ou des riches soutiens texans (Ben Fountain vit à Dallas depuis de nombreuses années) de l’administration Bush, on retrouvera une partie de l’ambiance caricaturale et farceuse du magnifique « Reality Show » de Larry Beinhart (et du film qui en fut tiré), si du côté de la machine militaire elle-même, on songera inévitablement soit aux silences désabusés du beau « Fin de mission » de Phil Klay soit à l’automatisation des consciences du « La très bouleversante confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la Terre ait porté » d’Emmanuel Adely, Ben Fountain, au plus près du flot de pensée du soldat Billy Lynn, confronté à ce show dantesque dans lequel lui et ses compagnons ont été brutalement projetés, nous offre un moment inégalable de rire sérieux, d’esprit potache potentiellement tragique, de gouffres abyssaux brusquement ouverts entre des êtres apparemment tous « normaux », si ce n’est que certains ont vu (et vont revoir) la mort de fort près, alors que d’autres restent logiquement à prodiguer les encouragements et à s’enrichir en toute bonne conscience. Les doutes, les palinodies, les télescopages dramatiques ou comiques, abondent et fonctionnent parfaitement, convoyant à la lectrice ou au lecteur un rare sentiment de réalité onirique, qui est pourtant bien la nôtre, en une très belle réussite romanesque.

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Wag the Dog (Barry Levinson, 1997) – d’après « Reality Show » (Larry Beinhart)

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Adossés au mur, ils sirotent leurs bières et se contentent de regarder passer la foule. Avec toutes les variétés d’êtres humains qui défilent, on dirait une scène de migration dans un documentaire sur la faune, toute une palette de formes, d’âges, de tailles, de couleurs, de classes sociales, bien que la population soit en majorité anglo et blanche. Servant sous le drapeau au nom de ces gens, Billy ne cesse de s’interroger à leur sujet. Qu’est-ce qu’ils pensent ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? Savent-ils qu’ils sont vivants ? Comme si un flirt prolongé avec la mort était nécessaire pour habiter pleinement la vie.
« À quoi ils pensent, tu crois ? »
Mango hésite, puis sourit de son large sourire de coyote. « À des trucs lourds. Du genre Dieu, tu vois. La philosophie. Le sens de la vie. » Ils rient. « Nan, mec, regarde-les. Ils pensent au match, à leurs paris et au score par lequel les Cowboys vont gagner ou perdre. Ils se demandent si à l’endroit où ils sont assis, ils vont se faire saucer. Ce qu’ils vont bouffer, quand ils vont recevoir leur paie. Des conneries de ce genre. »

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Ben Fountain

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

8 réflexions sur “Note de lecture : « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn » (Ben Fountain)

  1. Paru au même moment en France, il faut ABSOLUMENT lire « Yellow Birds » de Kevin Powers : complètement différent mais aussi puissant que celui-là.

    Publié par Sandrine | 7 avril 2016, 07:25

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