Douze éclats acérés arrachés à la guerre américaine en Irak.
x
Publié en 2014, traduit en français en 2015 par François Happe chez Gallmeister, ce recueil de nouvelles – et première œuvre – de l’ex-lieutenant de Marines Phil Klay obtint d’emblée le National Book Award américain.
En douze textes à l’agencement subtil, douze regards bruts ou élaborés, douze fenêtres béant sur les pensées et les sentiments de militaires (simples soldats, sous-officiers ou officiers), d’aumôniers, d’infirmiers, d’administrateurs des affaires civiles, de correspondants, qui parviennent ou non à structurer leur expérience vécue, voici un bouleversant panorama de la guerre américaine en Irak depuis 2003.
On a tiré sur des chiens. Pas par accident. De façon délibérée. On avait appelé ça Opération Scooby. Moi, je fais partie des gens qui aiment les chiens, alors, forcément, ça m’a fait gamberger.
La première fois, c’était juste une réaction instinctive. j’entends O’Leary crier « Nom de Dieu », et là, je vois ce chien marron, squelettique, en train de laper du sang comme il boirait de l’eau dans un bol. C’était pas du sang américain, mais quand même, ce chien, il est là, en train de le laper. Je crois bien que c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, après ça, la chasse aux chiens était ouverte.
Sur le moment, vous n’y pensez pas. Tout ce que vous pensez, c’est : qui est dans cette maison, qu’est-ce qu’il a comme arme, comment il va vous tuer, vous ou vos copains. Vous progressez un pâté de maisons après l’autre, vous vous battez avec des fusils qui sont efficaces jusqu’à cinq cent cinquante mètres, et vous tuez des gens pratiquement à bout portant dans un cube de béton.
Toutes les formes de faille apparaissant lors du retour, nourries de détails infimes, d’absurdités prenant un terrible relief rétrospectif, de contrastes insupportables, de souvenirs ingérables ou de fantasmes terriblement humains, s’immiscent dans ces récits aux tons variés et intenses. Comme en écho au protagoniste de Xavier Boissel et à son impossible retour de Bosnie dans « Autopsie des ombres » (2013), comme en résonance détaillée à la réinsertion illusoire des vétérans de Maël et Olivier Morel dans « Revenants » (2013), comme en explication au ralenti du halètement onirique des commandos d’Emmanuel Adely dans « La très bouleversante confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la Terre ait porté » (2014), Phil Klay nous propose un extraordinaire parcours du combattant, de l’ancien combattant et du non-combattant, un périple sarcastique, émouvant, acéré, comique ou glaçant, simultanément ou tour à tour, parmi les doutes rampants – et les terrifiantes absences de doute – d’une belle galerie d’acteurs américains de ce « conflit asymétrique » durant désormais, sous ses différentes formes et appellations officielles, depuis plus de onze ans.
Vicar dormait la tête sur mes genoux, se réveillant chaque fois que je tendais la main pour lui donner de petits morceaux de salami. Le vétérinaire avait dit à Cheryl que c’était mauvais pour lui, mais il avait bien droit à quelque chose de bon. Souvent, quand le le caressais, je touchais une de ses tumeurs et ça devait lui faire mal. On avait l’impression que tout lui faisait mal, remuer la queue, manger sa pâtée. Marcher. Rester assis. Et quand il vomissait, ce qui arrivait un jour sur deux, il avait des hauts-le-cœur comme s’il était en train de s’étrangler, accélérant pendant une bonne vingtaine de secondes avant que quelque chose ne sorte. Ce qui m’inquiétait, c’était le bruit. Ça ne me faisait rien de nettoyer le tapis.
Et puis Cheryl rentrait, nous regardait en secouant la tête puis dans un sourire, elle disait :
– Eh ben, vous faites une belle équipe, tous les deux.
Je voulais avoir Vicar près de moi, mais je ne supportais pas de le regarder. Je pense que c’est pour ça que j’ai laissé Cheryl me traîner hors de la maison, ce week-end là. On a pris ma prime de combat et on acheté des tas de choses. C’est comme ça que l’Amérique riposte aux terroristes.
S’immisçant dans le ressenti intime de protagonistes extrêmement variés, Phil Klay ne juge à aucun moment. L’ironie des situations, l’absurdité comique ou tragique, le désespoir intime qui affleurent à chaque texte, sont celles et ceux des personnages, tiraillés au mieux, écartelés au pire, entre des contradictions toujours moins aisées à dissimuler, à soi et au monde. Qu’ils soient pris dans le flux ou qu’ils conservent un regard distant, sur la mort, sur les « dégâts collatéraux », sur la haine, sur le fanatisme, sur l’incurie, de part et d’autre, ces êtres humains se débattent sous nos yeux entre des réalités parfois presque indicibles et des imaginaires convoqués à grands renforts de médias, de storytelling et d’entertainment industrialisé. De « Call of Duty » à « Démineurs », les figures obligées de l’appréhension de cette guerre trop difficile à comprendre rythment les longs moments d’attente sur le terrain, les si brefs instants d’engagement, les éternels ressassements de l’ « après ».
En douze nouvelles saisissantes, Phil Klay entre d’emblée dans le cercle relativement restreint des écrivains contemporains capables de rendre compte en profondeur, sans glose inutile et sans effets de manche, tant de la réalité du combat et de la guerre que de l’absurdité inhérente à la mécanique politique et sociale des conflits dits « de basse intensité ». Un recueil précieux, dont Mathieu Lindon extrait joliment certaines essences dans Libération, ici, dont Gwendoline Touchard saisit aussi l’essentiel sur le beau blog critique Un dernier livre avant la fin du monde, ici, et que Colum McCann, l’un des « parrains en écriture » de l’auteur, commente magnifiquement dans Le Monde, là.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
x
Merci pour cet article qui donne très envie de découvrir ce recueil. Comme vous n’en parlez pas, je ne sais si l’un d’entre vous a lu « Yellow Birds ». C’est un roman écrit lui aussi par un ancien d’Irak, un écrivain combattant (comme on disait pour la Grande Guerre).C’est un livre vraiment magnifique sur le retour, la culpabilité. « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn » est aussi une réussite, qui aborde cette guerre par sa médiatisation : saisissant.
Je n’ai lu aucun des deux, mais je les note donc soigneusement ! Merci !
Je veux absolument le lire 🙂 !