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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Le nouvel art de la guerre » (Gérard Chaliand)

Les guerres irrégulières depuis trente ans changent-elles l’art de la guerre ?

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Publié en 2008 à l’Archipel, cet ouvrage est l’un des plus récents de Gérard Chaliand, spécialiste de longue date des guérillas et de l’histoire de la guerre non-conventionnelle (et « asymétrique »), depuis ses débuts aventureux consacrés notamment à l’observation in situ des maquis d’Amilcar Cabral en Guinée Bissau et certains de ses premiers écrits, tels « Mythes révolutionnaires du Tiers Monde » (1976) ou « L’enjeu africain – Géostratégie des puissances » (1979), jusqu’à la consécration avec, par exemple, « Anthologie mondiale de la stratégie » (1990) ou « Stratégies de la guérilla » (1994).

Le propos de ce livre, ainsi que l’auteur le présente en note liminaire, est double : évaluer la possibilité pour les troupes occidentales de gagner de nos jours des guerres irrégulières du type Irak ou Afghanistan, d’une part, examiner les facteurs ayant conduit des victoires quasi-systématiques des troupes européennes dans les guerres coloniales d’avant 1939 aux échecs presque aussi continus des troupes occidentales à éradiquer les guérillas depuis 1945, d’autre part.

En pratique, la première des trois parties (« Généalogie de la guerre ») fournit, au pas de charge, un excellent résumé de cinq siècles d’histoire militaire, depuis la révolution militaire de la Renaissance jusqu’à nos jours. S’il n’est certainement pas aussi stimulant que l’équivalent se trouvant inclus, sous une toute autre forme, dans le « Comprendre la guerre » (2012) de Laurent Henninger et Thierry Widemann, cet abrégé est néanmoins impressionnant, et est peut-être l’un des meilleurs que l’on puisse trouver actuellement, pour expliquer ou rappeler les logiques des mutations de l’art militaire en à peine 40 pages.

La deuxième partie (« Guerres coloniales ») constitue de même un efficace tableau, en 60 pages, d’une période de l’histoire militaire qui influence toujours le présent du monde, et qui reste pourtant encore relativement mal connue de la plupart des non-spécialistes (même s’il faut noter dans ce domaine le précieux travail récurrent de la revue Guerres & Histoire, depuis plusieurs années maintenant). Des révoltes matées par l’armée britannique des Indes à la mise au pas de la Chine, de la conquête du Ghana contre les Ashantis aux guerres soudanaises,  de la première guerre afghane (1839-1842) à la guerre des Boers, de l’écrasement des Maoris à la conquête de l’Algérie, Gérard Chaliand nous fait parcourir avec lucidité et discrète érudition les éléments canoniques du conflit asymétrique tel que l’Occident le conçut durant ce siècle d’expansion à tout crin, en y incluant rapidement mais incisivement un détour par l’école coloniale française de Faidherbe, Gallieni et Lyautey, avec leurs excès terribles comme avec leur acuité intelligente, pour nous laisser méditer sur ceci : « L’action politique tire avant tout sa force de la connaissance du pays et de ses habitants. ».

Isandhlwana (1879)

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Dans l’esprit des Européens, la guerre coloniale était considérée comme une forme mineure de la guerre. L’infériorité numérique des troupes européennes, qui avoisinait généralement un rapport de un pour dix, était de règle. Mais outre leur puissance de feu supérieure, surtout à partir de 1870, elles demeuraient plus disciplinées et mieux encadrées. Si bien qu’en dehors de quelques revers, le ratio de leurs pertes et de celles de l’adversaire était en moyenne de un pour cinquante. (…) N’ayant nécessité qu’une mise modeste, la guerre coloniale a connu des succès sans commune mesure avec les moyens engagés. Les empires ont été tenus avec des forces réduites, l’Inde étant à cet égard exemplaire. La paix n’a pas régné pour autant, loin de là, mais les révoltes, fort nombreuses, sont quasiment toujours restées locales. Les Guerres grises (1978), de René Pélissier, illustrent parfaitement la fréquence quasi ininterrompue des insurrections coloniales, avec l’exemple du Portugal en Angola. (…)

C’est durant ces guerres coloniales fondées sur des stratégies indirectes du côté des résistants ou des insurgés que l’on s’aperçoit que la victoire militaire n’a de sens qui si l’adversaire admet sa défaite.

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Chine : la guerre révolutionnaire agraire (1927-1937)

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Revenant alors au terrain de ses débuts, Gérard Chaliand peut rappeler – même si de nombreux analystes le réalisent moins de nos jours – à quel point Mao Zedong introduisit de réelles innovations dans ce combat réputé inégal, au tournant de la deuxième guerre mondiale. Comme il le rappelle, si les éléments de cette stratégie furent fort popularisés chez certains militaires de contre-insurrection au cours des années 60, ce fut souvent d’une manière tronquée, en en extrayant les aspects les plus mécanistes sous forme de « recettes », et en oubliant trop souvent l’aspect résolument systémique de l’ensemble. Je me permettrai de noter d’ores et déjà à ce stade que, même affectant de redécouvrir la (prétendue) école française de contre-insurrection de la guerre d’Algérie, plusieurs éléments essentiels de la possibilité d’une lutte efficace semblent encore se dérober à l’appréhension par la majorité des responsables occidentaux.

La stratégie maoïste est fondée sur le temps. Seul celui-ci permet, à force d’organisation et de mobilisation, de transformer graduellement durant le combat sa faiblesse initiale en force, ou, si l’on préfère, de passer d’une stratégie de défense à une stratégie offensive. La liaison entre le politique et le militaire est ici constante. Il s’agit de s’implanter auprès de populations et dans des zones où l’on veut organiser un « contre État », au sein duquel des hiérarchies parallèles remplacent l’administration. (…) Ce progrès dépend en grande partie de la tenue des militants du parti, qui doit contraster, par un souci de respecter les populations et de les aider, avec l’armée, qu’elle soit étrangère ou représentante de l’État, qui se comporte avec brutalité avec les administrés.

Hurt Locker

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La troisième et dernière partie (« Les transformations de la guerre irrégulière ») est celle qui se veut connectée le plus directement à l’actualité de 2008. Gérard Chaliand y rappelle d’abord fort justement l’impact de la démographie mondiale depuis 1950 sur le rapport Nord-Sud et la récente sensibilité occidentale à l’égard de la mort, apparue au Vietnam et manifeste depuis le Liban de 1983 et l’Irak de 1991, rappelant cette phrase d’Edward Luttwak : .« La dimension sociale de la stratégie devient en somme essentielle à l’époque « post-héroïque ». » Il montre ensuite méticuleusement, en une dizaine de pages denses, à partir de l’exemple emblématique de la deuxième guerre d’Irak (et il écrit cela plusieurs années avant que l’entité « État Islamique » n’apparaisse au grand jour), à quel point les fantasmes géopolitiques volontaristes d’une majorité d’élites politiques occidentales (américaines bien entendu, mais pas uniquement, comme on le voit ces dernières années), et leur faillite globale à développer une authentique connaissance culturelle et contextuelle de l’adversaire voue plus ou moins à l’échec les actions actuellement menées sur le terrain purement militaire, malgré de fort nombreux succès tactiques. Ce que notait par ailleurs le grand journaliste William Langewiesche, sous une autre forme, dans son excellent « La conduite de la guerre » (2006).

La guerre d’Irak, jusqu’à la prise de Bagdad en avril 2003, est un succès opérationnel dû à l’immense supériorité technologique des États-Unis. Mais ce succès n’est pas décisif, dans la mesure où l’adversaire ne reconnaît pas sa défaite.
La guerre irrégulière, qui se traduit par la guérilla et le terrorisme, se met rapidement en place, tandis que le Pentagone ne consent pas à reconnaître l’importance du phénomène, qu’il attribue à une activité sporadique condamnée à dépérir.
L’aspect inédit de cette guerre tenait au fait que, contrairement à toutes les autres guerres irrégulières des soixante dernières années, entamées avec peu d’hommes, peu d’armes, peu de moyens financiers, peu de soutien populaire, l’insurrection sunnite était l’expression du noyau d’un État. issus des services secrets, des fedayin, ou de la garde républicaine spéciale, les éléments qui combattaient disposaient d’armes, de renseignements, de savoir-faire, de moyens et du soutien d’une partie croissante de la population sunnite, à mesure que celle-ci était politiquement marginalisée par les mesures édictées par Paul Bremer.

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GC par Dominique Rodenbach

Gérard Chaliand (Photo ® Dominique Rodenbach)

L’auteur peut ainsi conclure, avec une indéniable justesse, ce bref essai qui a le mérite d’être largement abordable par la lectrice ou le lecteur profanes, sans simplifications outrancières :

Existe-t-il un nouvel art de la guerre ? Ou bien réside-t-il dans la capacité à constamment s’adapter à des conditions toujours changeantes, qu’il convient dès lors de s’efforcer à comprendre ? Les transformations de la guerre au cours des trois dernières décennies ont été importantes sur le plan technologique, mais la véritable révolution dans les affaires militaires concerne avant toute chose la dimension sociale de la stratégie, qui est intimement liée au contexte démographique et à l’évolution des mentalités dans les pays occidentaux.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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