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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « L’échelle secrète » (Wilson Harris)

Brutalité onirique et choc des passions dans une expédition hydrographique au Guyana.

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L'échelle secrète

Publié en 1963, traduit en français en 1981 chez Belfond par Jean-Pierre Durix, le quatrième roman du Guyanais (du Guyana, Guyane ex-britannique, indépendant depuis 1966) Wilson Harris était le dernier volume de sa souple tétralogie (dont chaque tome peut se lire très largement indépendamment des autres) entamée avec « Le palais du paon » en 1960, entièrement écrite alors qu’il était encore citoyen britannique, résidant alors à Londres.

C’était le mois de septembre, midi sur la rivière Canje. La jauge de niveau contre l’appontement révélait la plus grande partie de son corps svelte. La ligne noire et ininterrompue de la rivière divisait les graduations peintes. Sept pieds de plus et elle atteindrait la surface de l’appontement ; la jauge se dressait encore trois pieds au-dessus. Fenwick, le topographe, avait les yeux levés et pensait que l’eau devrait encore parcourir une distance interminable avant de recouvrir sa tête. Pourtant cela pouvait arriver en sept jours, décida-t-il, adoptant pour une raison obscure le chiffre qui s’imposait à l’esprit. Le ciel pouvait tout à coup décider de pleuvoir, de tomber. Qui pourrait dire quel phénomène, quel changement se produirait ? Il resta là, le regard figé en une pose étrange, comme s’il voyait une échelle introspective de chiffres ascendants, plutôt que des pieds et des graduations placés sur une vulgaire bande de bois. Il aurait voulu maudire l’éblouissante fourberie des cieux fuyants, l’oppression de la coupe éternelle du soleil dans le ciel dense et blanc. Au contraire, il ferma les yeux et sa silhouette s’affaissa quelque peu dans la coque étroite de sa pirogue. Les rouvrant, il regarda autour de lui une nouvelle fois. Le fleuve était calme comme la mort, sauf là où sa pagaie avait brisé le miroir, la surface. Tout d’un coup, il se pencha en avant et s’éclaboussa abondamment le visage pour revenir complètement à la réalité concrète.

Fenwick, un topographe (Wilson Harris lui-même le fut durant de longues années), à la tête d’une petite équipe d’assistants et d’ouvriers, conduit une enquête hydrographique dans la jungle, pour mieux appréhender les caractéristiques d’un cours d’eau dont l’importance est primordiale pour les cultures de la plaine côtière, 50 km en aval. La ville n’est peut-être pas très loin, mais sous le couvert des grands arbres et au milieu du chaos végétal et aquatique, la fièvre tropicale métaphorique semble sur le point de se déchaîner, tandis que les moments de rêverie déplacée des uns s’enchaînent aux considérations avides et pragmatiques des autres.

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Puis un gars est passé aux choses sérieuses et y m’a demandé tout net si je voulais pas acheter sa tortue…
– Sa tortue ?
– Y z’ont répété qu’y z’avaient plus un rond, plus le fantôme d’un rond. Y z’ont essayé de me monter un bobard dingue. Y me prenaient pour un fou de première classe. J’ai rigolé et j’leur ai dit qu’y feraient mieux de vendre la peau de leur dos. Ils l’ont mal pris et y z’ont dit que ce qu’y z’ont, y s’en servent d’une façon réglo, qu’y sont pas des gars à jouer ou à courir les putains comme moi. La terre, c’était leur âme qu’y vendraient jamais. Quelle salade ! D’un autre côté, y disaient que moi, je jouerais ma mère pour cent balles… Y faisaient demi-tour pour repartir, mais, tout d’un coup, j’ai piqué une colère noire, quelque chose d’unique (pour qui y se prenaient de m’accuser ? J’les déteste encore plus que Weng, Jordonne ou un con comme Perez). Je baisse un peu le ton et je leur demande d’attendre une minute que je voie le genre de truc qu’ils vendent. (Chiung devient désespérément rusé avec, dans sa voix plate et inconsciente, un très léger soupçon de parabole.) On ne sait pas qui fait les gens ou les choses dans la création embrouillée de ce monde. J’en suis arrivé à la conclusion que j’aimerais drôlement tordre la peau de ce cou. C’était peut-être scandaleux. J’en sais rien. La chair de tortue, c’est riche, et chacun essaie de lui donner la forme qui lui convient, méfiez-vous donc quand elle vous arrive pour rien sur un plateau. Je fais ce que je peux pour me coudre les lèvres mais les fils se défont, y z’inversent ma vie comme si je parlais à une image de moi à l’autre bout d’un télescope…
Il ne pouvait résister au désir de se dépouiller du déguisement solide de la mémoire stérile. La sienne était un cachet muet sur une plaie suppurante, portant la marque égale de la foi et du devoir. Mais maintenant l’emplâtre de l’hypocrisie qu’il avait acceptée était retourné pour de bon. Le mouchoir de Fenwick, cataplasme contre son crâne, tomba en révélant la bosse malveillante d’une affreuse cupidité.

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Sur la rivière Canje, en 2013.

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Pour orchestrer en 160 pages à l’étonnante densité romanesque et poétique son choc entre chefs et collègues, Fenwick le topographe, Jordonne l’intendant et cuisinier, Weng le chasseur, Bryant, Stoll, Chiung et Pérez (et sa femme Catalena aux allures involontaires de détonateur pyrotechnique) les hommes de peine, mais aussi entre équipe d’État et population autochtone rassemblée autour de la figure tutélaire du vieux Poséidon, descendant de nègres marrons, qui craint pour sa terre sauvage pourtant si ingrate, Wilson Harris mobilise toute la gamme des passions crues, avidité, ambition, convoitise et désir sexuel, qui transforment cette petite aventure humaine presque anodine en poudrière monstrueuse, à l’image d’expéditions ancestrales dont les conquistadors mis en scène par Léo Henry et Jacques Mucchielli dans leur beau « Sur le fleuve » (2013) traduisent peut-être le plus efficacement l’archétype. Plusieurs spectres échappés de chez Joseph Conrad semblent hanter la canopée et la rivière en crue, mêlant leurs sombres figures fiévreuses au réalisme magique insidieux qui convoque tour à tour tous les ressentiments nés de la colonisation, de l’esclavage à l’abolition encore bien récente, des subtiles gradations raciales d’une société multi-ethnique peinant encore largement à s’affirmer, et des barrières sociales et culturelles aussi puissantes qu’héritées. C’est toute la sombre beauté de ce roman que de capter ainsi le bouillon de culture de ce melting pot guyanais, de le porter à ébullition dans une gamelle de campement qui prend vite les dimensions d’un chaudron épique et maudit, et de le conduire au choc des passions brutes et de la civilisation qui prétend aussi avancer.

Ce qu’en dit ma collègue et amie Charybde 7 sur ce même blog est ici.

Ce livre, épuisé en français depuis de nombreuses années, est l’un des candidats du prix Nocturne 2015, dont le lauréat sera annoncé en public le samedi 12 décembre prochain à la Maison de la Poésie, à Paris. Ajout du 19 décembre : ce roman a remporté le prix Nocturne 2015, ex æquo avec « Le soir du dinosaure » de Cristina Peri-Rossi.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

8 réflexions sur “Note de lecture : « L’échelle secrète » (Wilson Harris)

  1. Il a gagné le prix !

    Publié par Goran | 18 décembre 2015, 20:20

Rétroliens/Pings

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