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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Médium les jours de pluie » (Louis-Stéphane Ulysse)

Enjouée et échevelée, une somptueuse fable d’amour, de rock et de morts que l’on peut, parfois, contacter.

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Publié en mai 2015 au Serpent à Plumes, désormais en plein renouveau, le dixième roman de Louis-Stéphane Ulysse réussit une rare synthèse, diablement enlevée, entre le roman profondément ancré dans l’histoire du rock, l’ode à l’amour au-delà de la mort (quasiment stricto sensu) et le road novel, qu’il soit immobile ou en mouvement, habité de gonzo hilarant et décalé à la Hunter S. Thompson, en y mêlant plusieurs belles louches de fantastique organisé.

… Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’il y aurait de si terrible à ça ? Être esclave d’une chose aussi fabuleuse que les Cramps ? Esclave de nos caprices ? Nos caprices sont merveilleux, bordel ! Mais on a affaire qu’à des mecs gelés… Alors qu’on cherche quelqu’un qui nous donne son âme, ce qui n’est pas beaucoup demander… (Poison Ivy Rorschach)

Le narrateur, qui cessera de n’être une voix indirecte que durant la toute dernière partie du roman, nous relaie le récit de Schoulberg, producteur de disques rock au sein des bureaux parisiens d’une major, à la fin des années 2000, saisi d’un dégoût croissant face à ce qu’est devenu son métier, et face aux artistes insipides et frelatés que les ordres de la direction le forcent de plus en plus à signer. Sa lassitude fondamentale atteint un point tel, un beau matin, en plein entretien avec deux apprentis rockers aussi arrogants que sans envergure, qu’il bascule par la fenêtre de son bureau pour se fracasser sur les pavés de la cour, quelques étages plus bas. Tragique accident ou tentative de suicide ? Lui-même n’en est pas sûr, mais sa convalescence laborieuse l’emmène à Los Angeles, à la demande expresse de son « oncle d’Amérique », vieille gloire du disco impliqué notamment dans la création du phénomène Village People, qui se meurt désormais, en compagnie d’une amie hippie gentiment sur le retour et d’un majordome tamoul taciturne et pourtant enjoué. A partir de ces prémisses magnifiquement improbables, Louis-Stéphane Ulysse introduit sur scène, sous l’ombre tutélaire et discrète de Philippe Garnier, gardien français des nuits rock de Los Angeles, un bouquiniste givré, un maquereau hongrois, un dealer bourré de convoitise, et surtout, le joyau : les Cramps, Lux Interior et Poison Ivy, au moment même où la mort du chanteur laisse la guitariste totalement désemparée.

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Les Cramps en 1986.

Je suis dans le noir… On dit qu’il vaut toujours mieux écrire comme si l’on était mort, sans doute afin de mieux se détacher de la particularité de nos vies, en restant seulement sur ce que nous avons en partage, sans pesanteur, comme un courant passant de l’un à l’autre, au travers des autres, sans raisonnement ni jugement, toujours avec le même flux, le même fluide…
Avec cette histoire, j’ai appris que les morts, à bien des égards, étaient plus vivants que nous croyons l’être. S’ils n’aiment pas la lumière naturelle, et répugnent à nous parler en sa présence, c’est tout simplement parce qu’elle ressemble à ce que peut être la nuit pour nous. Le jour, ils ne voient pas grand-chose, et peinent à distinguer le contour des formes, autant que la fluorescence des auras. Ils ont leur lot de superstitions et de traumatismes, comme nous avons les nôtres. Ainsi, la simple lueur d’une allumette peut-elle leur rappeler le mauvais moment où certains d’entre eux durent affronter les flammes de la crémation. Quant  à la répugnance qu’ils éprouvent à nous suivre au fond d’un parking, d’un métro, d’une cave, ou même dans les chiottes d’un café, elle se rattache au jour où certains se sont retrouvés, pas toujours au gré de leurs dernières volontés, enfouis profond dans la terre, comme si ceux qui restaient souhaitaient oublier la peine provoquée par leur disparition… L’enfouir, l’enterrer, comme des animaux qui ne savent pas quoi faire de leur douleur.
À plusieurs reprises, et contrairement à une croyance fort répandue chez les vivants, Schoulberg m’assura que les morts éprouvaient finalement bien peu d’intérêt à notre endroit, sauf, bien entendu, pour ceux qui nous avaient connus, et qui désiraient nous rester proches et – parfois – bienveillants. « Il ne s’agit pas de mépris mais, bien davantage, d’une indifférence quelque peu atone et distanciée, voyez-vous, comme lorsqu’un troupeau croise un autre troupeau sur le chemin d’un point d’eau. Ils sont de la même espèce, mais ils ne sont pas sur la même rive. Certes, la source est identique, mais il est aisé de comprendre que les morts ne puissent la considérer du même point de vue que les vivants. La différence, selon moi, c’est que les vivants savent bien peu de choses sur les morts, là où les morts savent toutes sortes de choses sur les vivants. »
J’acquiesçais en évitant de croiser le regard de Schoulberg, car, à cette époque, je pensais qu’il était complètement timbré.

Philippe Garnier

Philippe Garnier.

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Sous le signe d’un véritable amour fou entre les deux rockers, Schoulberg deviendra, à son corps défendant, médium (n’exerçant très vite, pour des raisons que la lectrice ou le lecteur découvrira le moment venu, que les jours de pluie), canal de l’irruption naturelle d’une communication avec les morts et d’un fantastique apaisé permettant de revisiter certains des grands disparus du rock, du jazz et du blues, en compagnie du Bopper, de Blind Lemon Jefferson ou de Leadbelly. Le final joyeusement rocambolesque, tissé de tigres du Bengale et de tombeaux hindous, transformera aussi les notions de retraite, d’ashram, de convoitise et de réclusion, en une mutation générale tendre et caustique, jamais dupe du contenu fabriqué de la musique, mais le pardonnant bien volontiers au nom de la folie authentique et belle qui peut encore l’habiter.

Le Taboo des Cramps était à l’origine une chanson de Gene Summers mais, comme souvent, le groupe se l’était réapproprié de telle façon de telle façon qu’il donnait par rapport à l’original un sentiment plus ample et plus profond. La façon qu’avait Lux Interior de le chanter, tout autant que l’espace tissé par la guitare de Poison Ivy, appelaient en tout cas les mêmes images, les mêmes couleurs, et surtout la même saveur que cette fin d’après-midi dans le quartier juif de Los Angeles. Des pans entiers de fluides orange et rose glissaient lentement dans l’océan… Et toutes ces silhouettes tout en bas de l’image… Sages à longues barbes et costumes noirs filant vers une yeshiva… La voix de Lux, l’air de rien, en retenue, sans jamais l’exprimer, induisait comme une lassitude, un pressentiment sur sa propre fin quelques années plus tard.

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The Self-Realization Fellowship Lake Shrine (Los Angeles).

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Usant d’un sens du récit échevelé que ne renieraient certainement ni le Hunter S. Thompson de « Las Vegas Parano » ni le Tristan-Edern Vaquette de « Je gagne toujours à la fin », c’est pourtant du côté du mix rock de tendresse, d’énergie et de mélancolie développé par Mélanie Fazi dans ses nouvelles fantastiques les plus musicales, que ce soit dans « Serpentine », « Notre-Dame-aux-Écailles » ou « Le jardin des silences », que l’on trouvera peut-être, in fine, les correspondances les plus intimes de ce grand, de ce beau « Médium les jours de pluie », lecture chaleureusement recommandée à toutes celles et tous ceux qui aiment la musique, le bizarre, l’improbable, la beauté du désenchantement et l’amour.

La très belle chronique de Tara Lennart dans Bookalicious est ici, celle de Psycho-Pat dans Quatre Cent Quatre est .

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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