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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Marseille Noir » (Collectif & Cédric Fabre)

Quatorze facettes noires et belles d’une des plus fictionnelles villes du monde, avec l’auto-dérision de rigueur.

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Marseille Noir

Publié en 2014, quasi simultanément en français chez Asphalte et en anglais chez Akashic Books, ce nouvel opus dans la série des « Villes Noires » (j’ai par exemple un souvenir ému du « Haïti noir » dans la même collection) conduite en commun par les deux éditeurs indépendants parisien et new-yorkais, a été confié à l’écrivain et anthologiste Cédric Fabre, qui a accompli ici un remarquable travail, signant une fort belle nouvelle en plus d’une excellente préface.

On devrait pouvoir définir une ville post-industrielle par la distance qui la sépare de son âge d’or, parce que c’est au cœur de cet espace-temps – quand une page d’histoire glorieuse se tourne – que se forgent les mythologies et les fantasmes, les amertumes et les nostalgies, qui contribuent à bousculer et refonder son identité. Car si les changements sont parfois aveuglants, les permanences, elles, deviennent presque tangibles. « Marseille, toujours en partance, écrivait Pierre Mac Orlan. Hélas, l’horizon semble – « momentanément », dira-t-on pour demeurer optimiste – inaccessible, et la ville se cherche toujours un avenir, selon la formule consacrée. (…) Marseille est une « ville-monde » – qui fait plus songer à Londres qu’à Paris, d’ailleurs, sur bien des aspects -, un carrefour des peuples d’Europe et de Méditerranée, une ville d’accueil pour tous les migrants et tous les exilés, on l’a tant dit… Mais, peu à l’aise dans ce rôle de « poste-frontière » de l’Europe dans lequel on voudrait parfois l’enfermer, où la Provence se dilue – se dissout ? – dans le tiers-monde, elle incarne surtout la part de fantasme canaille de la nation tout entière. On aime sa gouaille et son accent autant qu’on redoute son côté frondeur. De fait, son identité est souvent réduite à un slogan de stade, « Fiers d’être marseillais », qui trahit aussi un sentiment d’abandon et d’impuissance. Ici, l’échec social rassemble et unit parfois les gens tout autant que les victoires de l’Olympique de Marseille. Elle a tout d’une capitale de roman noir, que ses habitants aiment souvent autant qu’ils la détestent, éclairée – ou aveuglée – par cette lumière du Sud. « On ne comprend pas Marseille si l’on est indifférent à sa lumière. Elle oblige à baisser les yeux » : c’est ce que disait Jean-Claude Izzo, cet extraordinaire romancier qui, après des décennies sans littérature de fiction ou presque, redonnait enfin une voix aux Marseillais. (Préface de Cédric Fabre)

Pour appréhender dans toute sa variété et toute son épaisseur cette ville que j’ai longuement arpentée, découverte un peu et aimée beaucoup, dans les années 1998-2000, Cédric Fabre a choisi de regrouper les quatorze nouvelles du recueil, liées chacune à l’un des quartiers de la mosaïque phocéenne, en quatre ensembles.

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Endoume

Pour parcourir les « Mythologies », Christian Garcin a offert un joli tour de force à Endoume, avec sa « Josette m’aimaient bien » (dont il faut dire, sans spoiler, que le titre ne contient aucune faute d’accord), qui parvient à jeter un œil intime et original sur les « familles » de gangsters célébrées jadis par tant de films, jusqu’à la « French Connection » des années 1970, revue par William Friedkin puis John Frankenheimer ; autour du Stade Vélodrome, François Thomazeau (l’un des fondateurs de l’éditeur L’Écailler, et l’auteur d’excellents polars, marseillais ou non – il faut lire son « Consulting », par exemple) a érigé un exceptionnel monument funéraire aux souvenirs d’enfance et à une certaine manière d’intriquer le sport et la vie, ici, avec son « Extrême-onction » ; c’est dans le mythique quartier du Panier, soulignant au passage ses récentes transformations, que Patrick Coulomb nous propose une solution instinctive à un agaçant tapage nocturne, dans son « Le silence est ton meilleur ami » ; et c’est le quartier plus périphérique de Château-Gombert, sous les oliviers, qu’a choisi René Frégni pour y réécrire intensément Le comte de Monte-Cristo avec son « Les vivants au prix des morts ».

Des quatre sœurs d’Ange Malatesta, je n’ai jamais su laquelle était la plus folle. Je n’y connais rien en symptômes de démence, psychose, schizophrénie et autres troubles mentaux, aussi je me garderai bien de définir leur état avec précision, mais ce que je sais, c’est qu’elles étaient toutes cinglées. D’ailleurs elles faisaient à tour de rôle, et parfois même ensemble, des séjours en hôpital psychiatrique. Elles étaient interchangeables, ce qui ne devait pas aider à leur équilibre mental. Déjà, leurs prénoms étaient presque identiques : elles s’appelaient Josiane, Josette, Jocelyne et Joséphine. On les appelait « les quatre Jo ». (Christian Garcin)

Vingt ans ont passé. Marseille s’est un peu modifiée, en surface : la rénovation du quartier de la Joliette pour attirer les riches touristes, la mise en valeur du patrimoine, la destruction des horribles parkings à étages et des rocades qui défiguraient le centre-ville, même l’architecture du nouveau musée près de la cathédrale, tout cela est bien joli, agréable même, voire assez réussi, j’en conviens, mais ce n’est que de la façade, du trompe-l’oeil. Au-dedans, rien n’a changé ou presque. Le petit peuple d’Endoume en tout cas est toujours le même. Ce que l’on appelait « le milieu » en revanche n’existe quasiment plus : la moderne et cynique société libérale en a eu raison – et à cet égard, oui, de mon point de vue, « c’était mieux avant ». Aujourd’hui, il n’y a plus que des caïds de plus en plus sauvages disséminés un peu partout en ville et en banlieue. Mais au bout du compte cela n’a peut-être pas changé grand-chose. Les règles et les méthodes sont juste plus violentes et plus arbitraires, voilà tout – quoique pas davantage, toutes proportions gardées, que ne le sont devenues celles de la société dans son ensemble : on se demande bien d’ailleurs par quel miracle cette violence généralisée des rapports humains, cette extrême tension dans le monde du travail par exemple, dans la rue même, entre les individus, ne transparaîtraient pas dans tous les secteurs de la société, y compris dans ce qu’on appelait « le milieu ». (Christian Garcin)

CMC

Quand j’avais sept ou huit ans, un soir, je suis monté sur les genoux de ma mère et elle a commencé à me lire Le comte de Monte-Cristo. Pendant un an, tous les soirs, j’ai grimpé sur ses genoux et, jusqu’au bout, elle m’a lu l’histoire extraordinaire de cet homme enfermé pendant quatorze ans dans les entrailles d’une forteresse lugubre. Elle me racontait la souffrance puis l’évasion de cet homme, sa vengeance implacable jusqu’au dernier des traîtres qui l’avaient envoyé croupir sous le niveau de la mer.
Edmond Dantès était pour moi le plus beau des Marseillais, le plus grand. La justice, ce n’était pas les juges, les procureurs et les geôliers, c’était cet homme qui avait appris la philosophie dans un souterrain et qui défendait la vie. (René Frégni)

Pour évoquer les « Errances », Marie Neuser invente un étonnant périple macabre et habité aux îles du Frioul, dans son « Je partirai avec le premier homme… » ; Emmanuel Loi dissimule, dans les quelques pages de son « En sursis », un sombre passé dans le lacis de ruelles de l’Estaque, réveillant au passage tous les échos des films de Robert Guédiguian ; c’est dans le quartier de Longchamp que Rebecca Lighieri et son « Que dire ? » revisitent le parcours d’apprentissage d’un mauvais garçon prudent et presque tendre, et la tentation de l’héroïne comme un souffle glacial.

Ce n’était pas un hasard. Cela ne pouvait être le fruit d’une hallucination ou un concours de circonstances qui aurait mal tourné. Un ensemble de signes inconfortable. Une paix trop assurée. Miguel le savait, tout ce qu’il entreprenait depuis dix ans qu’il traînait à l’Estaque était voué à la panade. À la déconfiture.
Au début de son installation dans la cabanon qu’il avait retapé et bardé de vieilles planches, les voisins avouaient être étonnés qu’un original venu de nulle part puisse s’incruster dans le territoire. Il savait se rendre disponible, sortait dans la colline, posait des pièges à lapins et acceptait tous les petits travaux de peine : réparer une clôture, désherber un jardin, tailler des stères de bois pour des pizzerias. Sans se commettre dans le bavardage et chercher à se lier davantage, cet étranger taciturne au sourire triste ne dérangeait pas. Son mystère ne perdait jamais de son halo. Pratiquement personne n’entrait dans sa masure, personne ne se battait non plus pour y pénétrer. Inconnu, il tenait à le rester, quasiment hors du monde ou, comme on dit en construction, hors-sol. (Emmanuel Loi)

Guédiguian

Les neiges du Kilimandjaro (Robert Guédiguian)

Pour la Marseille « sale et rebelle », c’est à la Belle de Mai que François Beaune (dont on peut se régaler de « La lune dans le puits ») a situé la jouissive observation du parcours du bus 49, et l’une des plus savoureuses nouvelles du  recueil, avec son « Katrina » ; Philippe Carrese, l’un des grands maîtres du « polar marseillais », dont je me suis par le passé bien régalé des « Trois jours d’engatse » ou du « Bal des cagoles », choisit La Cayolle pour sa formidable et tragique convergence soudaine de routes et de destins, intitulée « Le problème du rond-point » ; Pia Petersen investit le Vieux-Port pour son hommage narquois et habile à la plaie si souvent dénoncée de la gestion des ordures ménagères, avec son « Sous peine de poursuites – Un conte marseillais » ; Serge Scotto offre une délicieuse, inattendue et scabreuse histoire d’amour au quartier si particulier de la Plaine, dans son « Verts, légèrement grisés ».

Le 49 la clique de crabes qui se déplacent en biais là-dedans. Un putain d’aquarium d’Antibes. Même parfois, comme si on était pas assez de cons, des touristes se rajoutent, comme l’autre jour, un couple de chasseurs du dimanche : c’est bien par là le MuCEM ? ils demandent au chauffeur. Mais qu’est-ce que tu prends le 49 pour aller au MuCEM ? j’ai envie de leur dire. Tu peux pas faire la promenade du Vieux-Port à pied comme tout le monde ? En plus il y a que des MuCEM en Bavière, pourquoi tu viens ici voir ce que tu as chez toi ? Monsieur le chauffeur, on a pris deux tickets solo, faites-nous bien signe pour sortir. Putain, si tu rates le MuCEM, t’es pas une touriste, t’es une taupe à Élie Baup. Le truc tout noir qui pète à la gueule, le hangar à charbon, toi c’est sûr tu regardes pas France 5. Les Bavarois qu’est-ce que tu veux que je m’esquinte.
Maintenant qu’il passe par les docks, qu’après il tapine un peu place de Lenche, il nous attire tout un tas de ces pauvres paumés du mois d’août, des Boches, des Chinois. Sans parler des cultureux qui s’arrêtent à la Friche, avec les mèches et les accents pointus, tout un tas de barjots, toute l’année, pas vraiment cultivés, je peux te dire, en tout cas pas finis de germer, que du gosse de riche à problèmes, qui vient s’encanailler avec les skates et les casquettes. Les culs de boxer-shorts. Les jeans de pingouins. Eux se rajoutent au concours, tous ensemble ils se donnent la main pour venir te faire chier dans notre beau quartier de la Belle de Mai. Ils nous envoient leurs rejetons de poubelles, après ils s’étonnent que le trois-mâts au maire, tu sais celui qu’il a amarré au Vieux-Port, devant chez lui, qui faisait restaurant pour les quiches de sa farce, on lui ait retiré le bouchon. (François Beaune)

mucem

Le MuCEM

Retrouvant la phrase de Pierre Mac Orlan pour la quatrième et dernière partie du recueil, « Toujours en partance », c’est à Belsunce que Minna Sif propose son « La Mule rouge », récit enlevé du quotidien hargneux et jouisseur d’un passeur de drogue ; c’est à La Solidarité que Salim Hatubou établit son « L’Entrepôt pour gens d’avant », conte contemporain comorien aux allures de thriller politique farceur ; et c’est avec La Joliette, pour un somptueux « Joliette Sound System », que Cédric Fabre conclut le recueil d’une surprenante plongée dans l’art urbain, les performances sauvages et la révolte socio-politique anticipée de plus d’une manière.

Marseille était soi-disant constituée de cent onze villages, qui n’avaient en vérité jamais été foutus de faire une ville ensemble, et celui de la Treille, c’était la porte de la Provence. Les collines et la garrigue. Toute mon enfance, j’avais trappé des lapins et tiré les faisans d’élevage qui avaient échappé aux chasseurs. Une enfance à la Pagnol. Sauf que la gloire de mon père, elle se résumait au fait qu’il avait disparu un jour, en nous plantant là, ma mère et moi, avec un mot d’excuse. Son garage avait fait faillite, il avait choisi la fuite plutôt que le suicide, avait-il écrit. L’aventure et le grand large, en somme : j’avais bien compris, entre les lignes. Il avait toujours préféré les poètes beatniks et le rock psychédélique aux écrivains provençaux, aux félibres et aux musiciens folkloriques occitans. J’avais appris plus tard qu’il avait embarqué sur un cargo, et je ne l’avais jamais revu. J’avais ensuite découvert le punk, ce qui m’avait conduit à faire des études ; un malentendu probablement lié à une mauvaise compréhension des paroles du morceau « Career Opportunities », des Clash. (Cédric Fabre)

Quatorze facettes de la ville, de sa noirceur et de sa beauté, de son sens aigu de l’auto-dérision, qui réjouiront les amoureux de la Corniche Kennedy et de ses arrière-plans, et qui permettront aux autres une enthousiasmante et narquoise découverte.

Souvent réduite au statut de capitale nationale de la délinquance, de la corruption et du clientélisme politique, Marseille est difficile à cerner et à saisir pour les journalistes en quête de réalité brute, puisqu’elle est constituée de multiples fragments de fiction. (Préface de Cédric Fabre)

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Cédric Fabre

Cédric Fabre

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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