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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « La plus limpide région » (Carlos Fuentes)

Tragique et drôle, l’une des plus impressionnantes coupes transversales et historiques d’une société, celle du Mexique des années 50 et celle d’un monde.

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La plus limpide région

Publié en 1958, traduit en 1964 par Robert Marrast chez Gallimard, le premier roman du Mexicain Carlos Fuentes résonnait très rapidement comme un coup de tonnerre dans les lettres mexicaines, sud-américaines et mondiales. En un peu plus de 500 pages d’une intensité et d’une densité peu communes, il proposait une coupe transversale enlevée et gouailleuse de la société mexicaine des années 1950, dans laquelle il insérait perspective historique, sens du tragique dénaturé, désespoir socio-politique et cruauté ironique, à doses significatives, en usant de subtils flashbacks remontant parfois jusqu’aux racines de la révolution mexicaine (1910-1920), et d’inclusions intemporelles ou éternelles par le jeu de ses deux personnages « à part » des nombreux autres, agents de la mémoire et du chaos nécessaire, Ixca Cienfuegos et Teódula Moctezuma.

Je m’appelle Ixca Cienfuegos. Je suis né et je vis à Mexico. Ce n’est pas grave. À Mexico il n’y a pas de tragédie : tout devient outrage. Outrage, ce sang qui m’aiguillonne comme un piquant de maguey. Outrage, ma paralysie effrénée qui teint de caillots toutes les aurores. Et mon éternel saut périlleux vers le lendemain. Jeu, action, foi – jour après jour, pas seulement le jour de la récompense ou du châtiment : je vois mes pores sombres et je sais que jeu, action, foi, me sont interdits en bas, en bas, au fond du lit de la vallée, berceau du monde mexicain. Démon familier de l’Anahuac qui n’écrase pas des raisins – des cœurs ; qui ne boit pas de liqueur, baume de terre – son vin, gélatine d’ossements ; qui ne recherche pas la peau joyeuse : se chasse lui-même en une liquéfaction noire de pierres tourmentées et d’yeux de jade opaque. À genoux, couronné de nopals, flagellé par sa propre (par notre) main. Sa danse (notre danse) suspendue à une lance de plumes, ou au pare-chocs d’un camion ; mort dans la guerre fleurie, dans la rixe de bistrot, à l’heure de la vérité : la seule heure qui vienne à point nommé. Poète sans commisération, artiste de la torture, croquant courtois, rusé candide, ma prière désarticulée se perd, gaudriole, rigolade. Me maltraiter, moi toujours plus que les autres : oh, défaite mienne, ma défaite, à qui je ne saurais faire participer personne, qui me place face aux dieux qui ne me prodiguèrent pas leur pitié, et qui ont exigé de moi que je l’épuise jusqu’au bout afin de tout savoir sur moi et mes semblables ! Oh, face de ma défaite, insupportable face d’or saignant et de terre sèche, face de musique déchirée et de couleurs troubles ! Guerrier dans le vide, je suis revêtu de la cuirasse de la fanfaronnade ; mais mes tempes sanglotent, sans nul répit dans leur quête des choses douces : la patrie, le clitoris, le sucre des squelettes, le cantique hérissé, imitation de la bête encagée.

Region+transp 4,4 FCM.ai, page 1 @ Preflight

Le terme de « réalisme symbolique », auquel Carlos Fuentes souscrivait lui-même, dès qu’il se fit, en plus de son inlassable activité de romancier, commentateur averti et engagé de la littérature mondiale, correspond particulièrement bien à cette toute première œuvre. Convoquant de tous horizons, vers la capitale fédérale, aristocrates déchus, nouveaux riches, impitoyable bourgeoisie d’affaires, latifundiaires ruinés, révolutionnaires trahis ou reconvertis, prolétaires résignés, artistes en déshérence, demi-mondains désespérés sous leurs gaietés factices, agents d’influence yankees, poètes maudits se muant en scénaristes à succès, arrivistes de tout poil et humains à principes si fragiles, l’auteur agence en maître les hasards et les nécessités de leurs interactions, de leurs outrages, et in fine de leurs sans doute inexorables tragédies.

Sans le vouloir, il prit la manche de Robles, et la pressa, l’obligeant à marcher. – Apollon, Dionysos, Faust, l’homme moyen sensuel, que diable signifient-ils ici, que diable expliquent-ils ? Rien, ils se brisent tous contre un mur impénétrable, fait du sang le plus épais qui ait arrosé sans justice la terre. Où est notre clef, où, où ? Vivrons-nous assez pour la connaître ? – Manuel ôta sa main de la manche de Robles : – Il faut ressusciter quelque chose et en finir avec quelque chose pour que cette clef apparaisse et nous permette de comprendre le Mexique. Nous ne pouvons vivre et mourir à tâtons, vous me comprenez ?, vivre et mourir en essayant d’oublier tout et de renaître chaque jour en sachant que tout est vivant et présent et en train de nous écraser le diaphragme, pour autant que nous voulions l’oublier : les Quetzalcoatl et les Cortés et les Iturbide et les Juárez et les Porfirio et les Zapata, tous, un nœud dans notre gorge. Quelle est notre véritable effigie ? Laquelle entre toutes ?
– Vous les intellectuels vous adorez compliquer tout. – dit Robles en ouvrant la moitié de sa bouche bourrée de tabac. – Ici il n’y a qu’une vérité : ou bien nous faisons un pays prospère, ou bien nous mourons de faim. Il n’y a qu’une alternative, ou la richesse ou la misère. Et pour parvenir à la richesse il faut hâter la marche vers le capitalisme, et soumettre tout à ce patron. Politique. Style de vie. Goûts. Modes. Législation. Économie. Tout ce que vous voudrez.

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N’utilisant pas – ou extrêmement parcimonieusement – magie et fantastique comme il le fera pour extirper les noires racines espagnoles dans « Terra Nostra » (1975), Carlos Fuentes élabore ici une mosaïque qui n’a rien de labyrinthique mais qui fusionne en un creuset mythique les nostalgies combattantes qu’un Paco Ignacio Taibo II chantera si décisivement dans son diptyque « Ombre de l’ombre » (1986) / « Nous revenons comme des ombres » (2001), le foisonnement tentaculaire d’une ville emblématique parmi toutes que décryptera à son tour avec magie un Rodrigo Fresan dans « Mantra » (2001), les conversations de salon, les récriminations économiques et les théories philosophiques du capitalisme libéral, usant ici comme beaucoup plus récemment, de parti pris idéologiques se prétendant sans idéologie pour mieux masquer, le plus souvent, une avidité pure, simple, et sans réelles façons.

Rythmant cet ensemble minutieusement agencé, sous son faux air de course folle à l’abîme, les voix ancestrales et les voies inactuelles des deux seuls personnages déchiffrant le réel composent une immense fresque poétique, à la taille d’une nation et du monde.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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