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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Le théorème d’Almodovar » (Antoni Casas Ros)

Mathématiques du cerf sous acide, étreintes brisées reconstruites, crises de nerfs surmontées, sous l’œil rieur d’un bel Almodovar de fiction.

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Le théorème d'Almodovar

Publié en 2008 chez Gallimard, le premier roman d’Antoni Casas Ros était alors entré très rapidement dans cette curieuse catégorie de livres pour lesquels l’intérêt médiatique se focalise davantage sur l’éventuelle part autobiographique qu’il comporterait, ou pour l’identité « réelle » d’un auteur restant, quelles qu’en soient les raisons, secret et mystérieux. Le lecteur averti a beau savoir que depuis déjà quelques années la soif d’autofiction bancale et de vacuité people tient une place immondément importante dans le « monde littéraire », la surprise reste intacte à chaque fois que le triste constat s’en vérifie.

C’est en découvrant dans ma petite « pile » de livres d’été son « Lento », publié chez Christophe Lucquin, jeune éditeur qui a su attiser ma curiosité l’an dernier avec le troublant « Hitler in love » de Florencia Edwards, puis avec l’attachant et réussi « Ange gardien de Montevideo » de Felipe Polleri, que je me suis décidé à lire, avant de m’attaquer au dernier-né, le premier roman de l’auteur.

« J’imagine le cosmos entier composé de suspensions hétéroclites. Une orange croiserait une équation, un arbre un papillon, un rhinocéros une danseuse de flamenco, et moi, mes quarks dansants, éparpillés, je jouirais de ces rencontres fortuites. Sans la pesanteur des corps, nulle fatigue. Les articulations resteraient souples. On verrait de nobles vieillards s’amouracher d’un foetus qui oscillerait, encore androgyne. Les chances de rencontre seraient multipliées à l’infini. Tout cela pourrait se mettre en équation. Je pourrais écrire l’ouvrage qui bafouerait les principes sociaux, politiques et relationnels les plus élémentaires : « De la flottaison des corps ». L’aventure, la vraie ! Toute la problématique psychologique serait remise en question. Le monstrueux nombrilisme exploserait. L’impossibilité même de nouer une relation de plus d’un millième de seconde rendrait tout lien aussi léger qu’une plume d’albatros. Les êtres sauraient enfin qu’il n’y a pas de solitude, de devoir, de destin, de passé et de futur. Une suspension des sentiments et des désirs, les sexes jouiraient d’être toujours entourés d’étendue. Les philosophes s’exprimeraient légèrement, ce qui n’est pas leur spécialité. Ah ! Cette légèreté que bien peu connaissent, les philosophes et les autres, et à laquelle j’aspire ! Ce serait en quelque sorte l’Éden mathématique. Voilà à quoi j’occupe mon temps. Ce genre de rêverie m’exalte au plus haut point. Il m’arrive de passer sept ou huit heures sur ma terrasse, plein sud, vue plongeante sur le port de Gênes, sans un mouvement, sauf celui du bras qui va et vient en direction d’une bouteille de cognac. »

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Le narrateur, appelé Antoni Casas Ros, comme son auteur catalan français, raconte comment, après un accident de voiture ayant coûté à sa compagne, la vie, et à lui, son visage, atrocement défiguré et semblant défier la chirurgie réparatrice de l’époque, il mène une vie de reclus, mathématicien indiscutablement lettré et vaguement sybarite, avec le seul soutien de sa mère, militante historique d’une gauche piémontaise qui ne se renie pas, d’une solidité et d’une fidélité à toute épreuve, avant que, le passé et le présent ne se télescopant dans un hasard tentaculaire, il ne retrouve une forme de courage et de confiance en lui dans l’amour d’une transsexuelle génoise et dans l’intérêt, se confirmant chaque jour, du réalisateur Pedro Almodovar, pour faire un film à partir du scénario en tous points idéal qu’est le récit de sa vie.

Habile mise en abîme du réel et de la création artistique, bien au-delà du miroir trop souvent dérisoire de l’autofiction éventuelle, rusée mise en confusion des sentiments et des pulsions, joueuse interprétation de quelques codes socio-littéraires bien souvent convenus (et par qui, mieux, que le fictionnel Pedro Almodovar venant ici s’intercaler à point nommé, pour apporter le surnombre et la victoire), ce « Théorème d’Almodovar » vaut même un peu plus que tout cela, en parvenant à insérer une bien étonnante délicatesse dans la brutalité recherchée de son propos principal. Bien au-delà de stériles controverses éditoriales qui font la triste joie de leurs participants, et malgré une indéniable tendance à utiliser, un peu trop encore, le surligneur pour pointer au lecteur certains effets qui gagneraient pourtant à davantage d’enfouissement, il y a là, au total des 160 pages, un charme songeur qu’il serait bien dommage de bouder.

Edition espagnole

Dessin de couverture de l’édition espagnole

« Je sors sur la terrasse pour regarder le cerf, percer son mystère, l’interroger en silence. Tout ce que je vois, c’est une sagesse distante, une noblesse que les hommes ont perdue. Un léger ennui que nous ne comprenons pas. Une patience.
Il me laisse une toute petite place sur le canapé, je la prends, je caresse sa tête, juste entre les bois et sa petite barbe de Chinois. Il y a dans son œil une douceur indifférente qui me touche profondément. je goûte l’avantage du silence. Les divergences n’affleurent même pas. De toute manière, quelles divergences peut-il y avoir entre un homme et un cerf ? L’un aime la ville, l’autre la forêt. L’un est chasseur, l’autre pas. L’un est fasciné par les mathématiques, l’autre par les baies sauvages qu’on dit hallucinogènes. Il paraît que c’est pour cela qu’ils regardent fixement les promeneurs, ils sont raides défoncés. »

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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