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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « L’envoleuse » (Laure des Accords)

La bizarrerie assumée du désir, la poésie amoureuse d’un couple autour d’une figure d’enfance l’ayant marqué à vie.

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L'envoleuse

Publié en septembre 2014 chez Verdier, le premier roman de Laure des Accords, tout en s’accrochant d’une manière joliment déroutante au monde des souvenirs d’enfance, s’écrit fort loin de ces récits évoquant les cours de récréation, qui trop souvent ne font que ressasser de manière plus ou moins intéressante du déjà lu cent fois.

À travers la figure unique de la jeune Gisèle, nymphe rondelette aux chairs laiteuses, incarnation précoce d’une liberté de vie semblant longtemps hors d’atteinte, Laure des Accords déploie avec ses deux camarades, Guillemette et Romain, qu’elle plonge d’emblée tous deux dans un rêve de désir éveillé, une double spirale d’amour enfantine et d’attirance charnelle, mystère que l’heureux couple évoque au soir de sa vie, non pas comme une lointaine réminiscence appelant madeleine et sourire ému, mais comme l’émotion à la fois moite et lumineuse qui aura structuré leur vie entière.

« La grosse Gisèle porte des robes de coton beige et des chaussures de vieille femme. Ses longs cheveux sont retenus par un élastique très serré, ce qui fait que l’on peut suivre, si l’on veut, le sillon de ses racines jusqu’au pli du caoutchouc. Son front immense, constamment en sueur, hiver comme été, réfracte la lumière, attire tous les regards. C’est ce front immense qui m’interroge : que s’y passe-t-il ? Car Gisèle parle peu. En réalité Gisèle ne parle pas, elle attend quelque chose : l’école, le goûter ? La fin du jour et le commencement de la nuit ? Elle a sa façon bien à elle d’attendre. Elle fixe les choses, les deux mains plaquées sur ses joues, la bouche ouverte, écrasée comme avant le cri. Elle regarde un arbre, un oiseau, une maîtresse, la lumière… et l’arbre s’ébroue, l’oiseau se jette dans le vide, la maîtresse crie et la lumière tremble. C’est une chose singulière de comprendre qu’une petite fille de dix ans vous vole un arbre dans la cour, votre temps, votre vie peut-être. Il arrive aussi que Gisèle vous regarde et cette reine placide absorbe alors en elle les désirs les plus inavouables, les plus refoulés, les plus enfouis. Son regard vide et profond essore votre vie avant même que vous ayez eu l’idée de baisser les yeux, il vous tord votre enfance, exprime tous les bruits intimes de votre corps. Ces voix dans votre tête. Et puis aussi le bruit du sang qui bat dans les doigts, dans la gorge, la poitrine et le sexe. »

Statue dans un cimetière (Montparnasse, Paris)

Statue de cimetière (Montparnasse, Paris)

Laure des Accords nous offre ainsi un étonnant parcours au fil d’une vie de couple marquée d’un doux fer rouge, déroulée toute en poésie d’un quotidien émerveillé et en lucidité d’un réel qui mord aisément, développant une infinie tendresse dans l’acceptation, pleine et entière, se passant le cas échéant de mots, de la bizarrerie de l’amour et de l’émotion. « Le beau est toujours bizarre », et il éclaire la vie si on l’assume comme tel, dirait-on dans ce roman troublant, dérangeant, captivant.

« Sept étages, c’est long, alors il donne des petits coups de pied, comme ça, dans la porte de l’ascenseur, pour l’encourager. Nouveau raidissement de la mère, nouveau gloussement du père, les deux pieds de la fille reculent de dix centimètres. Et enfin, l’ascenseur s’arrête. Romain va pouvoir jouer tout seul dans la salle de bains avec tout un tas de petits soldats. Son père rentrera plus tard et à son retour il lui tendra la pierre ponce qui aura combattu avec courage et loyauté contre tous les félons du quartier. Et la pierre légère aura raison des mains noires et brûlées. Son père enfin lui passera la main dans les cheveux, il lui dira bonsoir et il allumera la télévision.
Romain sera tailleur de pierres, comme le père son père. Plus tard, il auscultera le flanc des églises, il dessinera des bonshommes en douce sur les linteaux des maisons, il redonnera aux gargouilles leurs yeux fous et essuiera au coin de leur bouche la bave pétrifiée. Il se promènera dans les cimetières de Thiais ou d’Ivry et, comme le père de son père, il caressera le marbre indocile mais qui capitulera sous ses mains quand il le voudra, oui, quand il le voudra. »

Ce que dit ma collègue et amie Charybde 7 sur ce roman est ici.

Laure des Accords sera chez Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le jeudi 18 septembre prochain à partir de 19 h 30. Quoi qu’il en soit, pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Laure des Accords

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

5 réflexions sur “Note de lecture : « L’envoleuse » (Laure des Accords)

  1. Oui, c’est certain un très jolie roman que je viens tout juste de terminer 😉

    Publié par Malice | 21 octobre 2014, 10:40

Rétroliens/Pings

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