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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Poète né » (Christophe Esnault)

Pour approcher ce que peut être la poésie, une drôle d’enquête ethnographique, dans la dérision et l’auto-dérision, parmi les postures revendiquées à tort et à travers, de ci de là, par celles et ceux qui voudraient tant en être – ou non.

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Le poète a toujours de la bouloche dans son nombril et parfois il se dépoussière en plein repas sous l’œil intrigué de non-poètes.
Le poète n’aime pas se relire ou pire, retravailler ses poèmes. Il considère que ses mots jetés le sont toujours dans un ordre exact et millimétré, ceux qui émettent des réserves sur sa production sont juste de gros jaloux.
Le poète voudrait tout troquer avec des poèmes griffonnés sur du papier d’emballage, mais la boulangère n’accepte pas cette pièce unique inestimable qu’il lui propose, elle préfère quarante-cinq centimes pour la demi-baguette.
Au collège déjà le poète distribuait à ses petites camarades des pliages sous lesquels logeait un poème. Il leur ordonnait de le stocker dans leur culotte jusqu’à le déballer dans un lieu intimiste, quand elles seront seules et bientôt moites.

Un poète ou une poétesse peuvent-ils être détectés, reconnus, identifiés comme tels, sur les réseaux sociaux ou dans la vie de tous les jours ? C’est à cette enquête de type ethnographique soigneusement trafiqué que nous convie Christophe Esnault, jouant de la dérision (beaucoup) et de l’auto-dérision (aussi) pour traquer un éventuel gène de la poésie dans les comportements, les postures et les bravades, dans les idiosyncrasies et dans les préjugés, dans les récits de soi et dans les auto-glorifications toujours tentantes. Sous couvert d’enquête, bien entendu, comme l’avait pratiqué à sa manière différente mais convergente le Hans Limon de « Poéticide », il s’agit bien – et les poésies (identifiées comme telles) qui se glissent entre les paragraphes de l’investigation anthropologique veulent en témoigner – de questionner la notion même de poésie : affaire de mots avant tout – et non de statuts, de statures, de statues ou autres habits.

Pour son réveillon de Noël, le poète ouvre une boîte de sardines dès 18 heures (il a faim), poste la photo de ce repas sur Facebook, en confiant son extrême solitude et soudain, tous ceux qui n’ont jamais réagi pour ses poèmes (les cadeaux qu’il faisait pourtant chaque jour à ses 5 000 amis depuis six ans) se réveillent par centaines pour lever le pouce, commenter à n’en plus finir et l’inonder d’émoticônes.
Le poète a trouvé une liste d’adresses d’éditeurs sur un forum de poètes malgaches et il prépare déjà ses enveloppes pour son recueil qui n’est pas encore écrit.
Quand il met des bûches dans le poêle, il referme mal la porte et bientôt retentit l’alarme à incendie qui l’affirme implicitement : cet homme est en parfaite harmonie avec le cosmos et sa nature profonde de poète.
Quand certains gloussent puis se tiennent le ventre à la lecture de sa poésie, le poète dépose un cierge à l’église pour que les auteurs de ces moqueries meurent le plus rapidement possible dans d’atroces souffrances.

Malicieux comme toujours, féroce comme bien souvent, Christophe Esnault poursuit avec ce « Poète né », publié en juin 2020 aux éditions Conspiration, une quête multiforme, distribuée à parts soigneusement variables entre l’enjoué et le rageur – comme le travail accompli en musique avec son complice Lionel Fondeville au sein du Manque. D’un côté, on trouvera les résonances multiples et joliment polémiques de ses « Correspondance avec l’ennemi » (2015), de « Ville ou jouir » (2020) ou de sa « Lettre au recours chimique » (2021), tandis que sur l’autre rive nous contempleraient en souriant presque « Isabelle, à m’en disloquer » (2011) ou « L’enfant poisson-chat » (2020). Besoin d’une intransigeance impossible à rassasier, tendre dénonciation de ce qui pousse à plier et à conformer, l’œuvre au long cours incarne ici aussi toujours autant de pistes et de possibilités, pour que la poésie reste matière vivante et récalcitrante.

Dans son bain aussi le poète écrit et la crasse sur les rebords de la baignoire l’inspire tellement qu’il a compris et intégré que le Cif est ennemi du poème. Il en a bien évidemment fait un poème.
Le poète a une utilité d’envergure : celle de s’aider à se croire poète.
Pour sauver le monde, le poète veut bien écrire un autre poème.
Si le poète lisait un vrai poète, il n’aurait même pas la décence d’arrêter d’écrire.
Dans les repas de famille, le poète cache son identité de poète parce que la famille assassine sa seule naissance : celle d’être devenu poète.
À son travail, dès qu’il y a un départ en retraite, ça ne rate pas on lui demande à lui, le poète, de rédiger un petit discours et il se plie à l’exercice tellement poétiquement que l’on lui demande discrètement d’abréger parce que ça met mal à l’aise tout le monde et parce que ça gâche la fête.

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À propos de Hugues

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