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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Le syndrome du varan » (Justine Niogret)

D’une enfance horriblement maltraitée à une survie puis à une construction bien différente, le bouleversant roman d’un itinéraire de salut – notamment par la grâce de l’imaginaire.

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Varan

Cette nuit, j’ai rêvé que mon père était mort.
Je rêve souvent que je le tue, mais là il était mort. Nous étions beaucoup, tous ses enfants, alors qu’en vrai il n’en a que trois. Nous étions dans une église, les gens coloriaient des vitraux dessinés sur du papier, il y avait une musique que j’ai toujours dans la tête en écrivant ceci.
Les gens étaient très sérieux. Nous, les rejetons, nous riions. Nous faisions connaissance. Nous disions : « Tout ça pour un connard pareil ! » et ça nous faisait rire.
Nous nous tripotions, les épaules, le cou, nous nous embrassions, parce que c’est bien ce que nous a appris mon père ; on se touche en famille.
Il y avait des boîtes de jeux anciens, coulissantes, minuscules, très belles, je savais qu’elles venaient de ma grand-mère, et mon père les avait mises sous clef, derrière des grilles. Bien entendu. Rendre la beauté et la joie inutilisables. Qu’aurait-il fait de jolies choses, ce pauvre type.
Je rêve souvent que je tiens mon père à distance avec un couteau.
Je cuisine, il s’approche, il n’a rien à faire là, il me frôle, dans mes rêves il me frôle toujours. Je me retourne, j’ai le couteau, je le tiens pour ne pas que mon père approche. Il approche. Je n’ai pas peur, que du dégoût.
Une pensée comme « Et en plus il va salir ma cuisine quand il m’aura forcée à le faire saigner ». C’est une pensée très enfantine, mais après tout, qu’est-ce que je peux dire de l’enfance, à part mon père que je voudrais loin de moi et qui me frôle quand même. Je tiens le couteau. Mon père approche. Il avance et s’égorge sur le couteau. Cette nuit, je l’ai égorgé cinq fois. À chaque fois, il avait l’air content.

Il n’y a jamais de haine ou de violence dans ces rêves. Juste des gestes qui doivent être faits. Mon père ne me frôlera pas. Point.

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Récit d’une enfance violemment saccagée (selon le terme très juste utilisé par Chloé Delaume, et l’on sait que l’autrice du « Cri du sablier » s’y connaît en la matière) – on oserait presque méthodiquement saccagée, si le mère et la mère de la narratrice ne se distinguaient, en dehors notamment de la pédophilie (très) mal réprimée de l’un et de la perversité (éclatant à l’occasion en syndrome de Münchhausen par procuration) de l’autre, par leur extrême bêtise, évidente et abyssale -, « Le syndrome du varan » n’est pas seulement un roman suffocant (selon le mot de Raphaëlle Leyris dans Le Monde des Livres), un hurlement construit de rage et de colère – dont on trouverait de puissants échos du côté de la « Chienne » de Marie-Pier Lafontaine, de « L’inamour » de Bénédicte Heim, ou du « Dans ta sévère fontaine » de Véronique Emmenegger – : il s’agit aussi – et peut-être même surtout – d’un roman qui explique, paradoxalement presque sereinement, bien des années après les faits, le chemin d’une échappée et d’une construction, face aux abus des deux parents, ensemble ou séparément, et face aux graves manquements des institutions censées protéger (un passage particulièrement cruel traite ainsi des empathies honteuses allant du côté des bourreaux plutôt que des victimes).

« Le syndrome du varan », avec cette métaphore centrale si puissante, si sauvage, est un récit de survie, de survie reptilienne, qui se transforme, du haut des bientôt quarante ans de la narratrice, en celui d’une éclosion progressive, où la musique, le jeu et l’imaginaire jouent un rôle déterminant. Contre toutes les censures conscientes ou inconscientes, mais toujours bien-pensantes, qui brocardent le jeu vidéo et la littérature dite d’évasion, quelque chose de fort – de résistant et de progressivement souverain – prend forme sous nos yeux, contre toutes attentes raisonnables face à une telle débauche de bêtise et de méchanceté dirigées contre leur proie initiale. Discrètement, au fil des reprises de souffle face au déferlement de l’horreur domestique, des références s’installent, une culture et une personnalité se construisent – et un talent littéraire magnifiquement hybride émerge. Et l’on pourra alors, comme le suggère malicieusement l’autrice dans un bel entretien de 2018 avec Le Triangle Masqué (à lire ici), lire le roman une deuxième fois en écoutant Amon Amarth ou les Hatebreed.

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J’ai toujours beaucoup rêvé.
Cauchemardé, en fait, mais c’est si souvent que je les appelle des rêves.
Je me bats. En général contre des fauves ou des ours. A mains nues. Je ne suis pas en colère, je n’ai pas peur. C’est simplement exténuant. Je gagne à chaque fois, mais c’est exténuant. Chaque nuit.
Chaque matin j’ai le nez pris, du sang coagulé.
Parfois, je rêve que le monde est mort. Les gens sont enfin tous morts, ou bien atteints d’une maladie qui se transmet par contact. Une peste, une moisissure. Ils grouillent. Je leur échappe. Je n’ai toujours pas peur. Je grimpe, je me défends, je trouve des endroits stratégiques.
Le monde est beau, sans les humains. Les villes, grignotées par l’herbe, les forêts, rendues à elles-mêmes. Dans ces rêves, je n’ai aucun regret de l’humanité disparue. Je frappe les zombies avec des planches, des tubes d’acier. Ils ne comptent pas. Je veux juste être seule dans un monde qui ne fait plus de mal.
Quand je joue à Doom, à Dead Space, à Silent Hill, je suis bien. Plus les jeux sont censés faire peur, être angoissants, violents, nerveux, plus je m’y détends. L’angoisse et la méfiance sont mes états naturels.

Je joue, beaucoup. Des jeux de stratégie, jeux vidéo, jeux de figurines, de cartes. Je ne suis pas bonne en stratégie, il y a trop de monde, mais en tactique, je suis meilleure que les autres joueurs.
Alors ils refusent de jouer avec moi. Ce sont des garçons. Ils ne veulent pas être battus par une fille.
Quel que soit le jeu, l’armée, le personnage, je choisis, comme par hasard et d’après eux, toujours le plus facile. Alors j’en prends un autre, jeu, armée, personnage. Je les casse avec le nouveau jeu, armée, personnage. Ils me disent que c’est le second plus facile. Je prends leur personnage, leur armée, leur jeu, et je les bats. Ils se mettent tous contre moi, dès le premier tour, pour m’effacer de la partie. J’arrête de jouer.
Ma vie est une lutte. Je passe mes nuits en défenses, en batailles, en combats. Mes journées aussi, quand un de mes parents fait une crise. Mais je suis une fille, et pour ces garçons, une fille ne gagne pas. une fille ne les bat pas sur une table de jeu.
Un adolescent de vingt ans me dit un jour qu’il sait que je joue aux jeux vidéo. Qu’il va venir jouer contre moi pour voir si je me débrouille bien.
Quand il me dit ça, l’air presque triste de devoir me remettre à ma place, je joue depuis trente-deux ans.

Je pense savoir si je suis bonne dans ce que je fais. J’ai des photos de moi, incisives tombées, devant le Macintosh de mon père, dans sa chambre étrange.
Je sais si je suis apte à survivre. Je le sais, puisque je suis là. Pour eux ce sont des jeux, moi, c’est la famille.

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Publié en mai 2018 aux éditions du Seuil, première incursion de l’autrice hors des littératures de l’imaginaire étiquetées comme telles, « Le syndrome du varan » propose aussi, dans la douleur et dans la sérénité finale, malgré les cahots, une formidable grille de lecture des autres romans de Justine Niogret.

On ne peut plus tout à fait considérer de la même manière les magnifiques « Chien du Heaume », « Mordre le bouclier », « Gueule de truie », « Mordred », « Cœurs de rouille », ou même « Bayuk » (avec son étiquetage jeunesse). Une bonne partie des motifs d’enfance saccagée, d’inamour, de mensonge parental fondamental et de revanche indispensable s’y nourrissent logiquement de ce qui surgit, explicité, dans « Le syndrome du varan ». Et le superbe « Quand on eut mangé le dernier chien » de 2023, en comparaison et malgré sa dureté féroce et glacée, apparaît bien comme une forme paradoxale de sortie du tunnel.

Roman foncièrement bouleversant, dont la fureur et la crudité sont en permanence comme rendues opératoires par le recul salutaire qui les environne et leur donne sens, « Le syndrome du varan » mérite vraiment toute notre attention.

Je me suis longtemps vue comme un varan. Je ne comprenais pas vraiment pourquoi. La boue, le secret, la bourbe chaude, s’enfouir, fermer les yeux et hiberner. La puissance des reptiles géants, des choses qui devraient être mortes mais qui vivent encore, de vieux poumons pour ventiler un air sableux à la place du bel air bleu dont on nous parle. Il n’y a pas d’air bleu dans les bayous, dans les marais ; du sable en suspension dans l’eau épaisse, des poumons qui grincent, qui saignent une buée collante, qui fait de la morve rouge sur les narines. Je me voyais comme ça, une tête aux yeux plissés, un komodo épuisé et haletant, à moitié sorti d’une purée primordiale, la gueule encroûtée de boue et de vieux sang.
Les varans rentrent dans le cul des cerfs pour y verser leur poison. Je ne me voyais pas comme venimeuse, mais je pense que cette histoire de cul, de tête dans le cul, de pénétration contre nature et morbide pour se nourrir de merde, je la comprenais. Après tout, le lait de ma mère a été de la merde pourrie.
Je ne me voyais pas comme une violence écailleuse, comme un reptile agressif. Je crois que c’était la survie qui me parlait, la chose remontée des débuts des âges, un cœlacanthe pulsant des jus qui n’avaient pas encore le nom de sang. Quelque chose de vert. Ou de bleu, comme un limule. Quelque chose d’inhumain, de trop vieux pour être humain.
Quelque chose de perdu, aussi, sans doute. Je suis né trop jeune dans un monde trop vieux, moi c’était pareil mais à l’envers. Le monde et ses timidités, le monde et ses rails déjà posés, le monde et sa tiédeur, sa répugnante tiédeur ; Et parce que tu es tiède je te vomirai par ma bouche. Je voulais vomir le monde  et ses petits pieds frileux par ma bouche de monstre diluvien. Je l’ai fait. Je l’ai fait souvent. Les gens sont si peureux, petits, tendres dans le sens tendre comme une viande un peu moisie. Comme Vian, comme le gaz du steak dans lequel mord la mère de Joël, Noël et Citroën. Les gens sont comme cela. Leur ventre est mou, et si le nôtre est dur et grumeleux alors on est un monstre. Peut-être que je me voyais comme un varan parce que les gens me voyaient comme un varan.
J’ai failli tuer mon père, quand même. Ça s’est joué à quelques jours. Il fallait bien que ça s’arrête. Il y a des choses qui font s’effondrer le monde, qui font arriver l’apocalypse. Il faut un ventre dur pour les arrêter. On ne va pas me reprocher ça.

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