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Notes de lecture 2024

Note de lecture : « Bayuk » (Justine Niogret)

Dans un bayou presque utopique mais néanmoins hanté par les pirates et par le vaudou, une superbe quête ambiguë pour de jeunes personnages qui portent bien davantage que leur âge apparent.

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Roi-Crocodile ne la vit pas.
Roi-Crocodile l’entendit, mais à peine. Un froissement agitant les mousses pendant aux arbres, un clapotis boueux dans les chemins sinueux de la mangrove.
La jeune femme, grande, carrée, se tenait debout sur le seuil de sa porte. Sa peau était du marron sombre que revêtent les troncs sous la pluie. Par sa porte ouverte, on voyait une table de bois et un morceau de chaise : presque rien. On aurait deviné un lit, puis rien d’autre, et on aurait eu raison.
Roi-Crocodile était penchée sur une grenouille : une créature grosse comme les deux poings, d’un jaune d’or, luisant comme une citrine. L’animal était mort, mais encore chaud : du moins, aussi chaud que peut l’être une grenouille morte. La jeune femme l’étudiait. Elle aurait pu la repousser du pied, la rejeter dans le marais, mais elle se pencha, prit le batracien dans ses mains en coupe, et regarda ses yeux encore lisses.
– Que veux-tu me dire ? demanda-t-elle. Qui t’envoie ?
La grenouille, même vivante, aurait été bien en peine de répondre. La voix de Roi-Crocodile était douce, compréhensive, mais là aussi, le batracien s’en moquait bien.
– Je vais te poser à côté des assens, ajouta-t-elle.
Elle avança dans ce qu’il fallait bien appeler son « jardin » : une étendue clapoteuse d’herbes feutrées, formant comme un tapis sur le sol détrempé du bayou. Dans ce terreau étaient plantées trois piques de bois, surmontées d’un petit plateau. Cela ressemblait aux cabanes à oiseaux qu’on installe pour qu’ils mangent sans être dévorés par les chats.
– Je te mets ici, expliqua-t-elle en regardant la grenouille droit dans les yeux. Si tu as quelque chose à me dire, il faut le faire maintenant.
Cette dernière gisait au sol, flasque. Roi-Crocodile regarda les assens.
– Si c’est vous qui l’avez envoyée, je ne comprends pas ce que vous voulez m’annoncer. Ce serait bien que vous parliez de façon plus claire, vous savez. Après tout, je ne suis pas magicienne.
Roi-Crocodile, attendant une réponse qui ne pouvait pas venir, ne prêta guère attention à ce qui se passait de l’autre côté de sa cabane.
Elle ne la vit pas, et c’est pour cela que cette histoire n’est pas celle de Roi-Crocodile. Enfin, pas tout à fait.

Pour diverses raisons ayant principalement à voir avec la nature de nos propres lectures (que nous tentons de toujours maintenir dans la zone de l’envie plutôt que dans celle du devoir, en dépit, sur ce versant-là, de la malédiction du libraire), nous ne chroniquons pas habituellement sur ce blog de littérature officiellement identifiée comme « jeunesse » ou (argh) « young adult » – surtout par inconfort vis-à-vis des classifications (les Manuela Draeger réputés « pour enfants » figurent ainsi en bonne place dans nos lectures du post-exotisme). Cette lecture de « Bayuk » est intervenue dans le cadre de la préparation d’une rencontre avec Justine Niogret et Léo Henry, à la Maison de la Poésie de Paris en novembre 2023, et je détaillerai ci-dessous en quoi ce détour par rapport à l’usage en valait parfaitement la peine.

Dans un bayou presque idyllique, qu’est-ce qui va entraîner dans une même aventure, en forme de quête héroïque ambiguë, un jeune homme aimant à lire discrètement le courrier des autres, une jeune prêtresse vaudou qui en sait beaucoup mais peut-être pas tout à fait suffisamment, et une adolescente qui rêve de sa célébrissime mère pirate – mère qui n’est peut-être pas ce qu’elle s’imagine ? Le déclencheur de cette mèche lente qui menace de tout consumer sera une vieille femme venue implorer qu’on lui rende le corps de ses garçons disparus – et qu’il s’agit donc d’aider, que l’on soit partie prenante ou non au drame avoué ou subodoré. Jusqu’à ce que de péripétie en (mauvaise) surprise, mais avec le secours parfois inattendu de certains personnages pas si secondaires, l’envers des cartes ne soit révélé à toutes et à tous.

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Boone ne la vit pas.
Il était trop pris par sa lecture.
Boone était grand, mince. Sa peau aurait été très pâle, ailleurs, sous d’autres latitudes. Mais ici, le soleil cru lui avait offert une couleur de cuir fumé : celui qu’on imaginait aux gants des belles dames dansant dans des salons, sous des lustres de cristal. La chair du jeune homme, sous sa chemise, était protégée : parfois, il faisait un geste qui en écartait les pans, et, par cette échancrure, on voyait un éclair de rose de pâte d’amande, de chair de nourrisson. Boone fumait un petit cigare à l’odeur de poudre à canon, et la fumée de cette cigarette caressait ses jolis cheveux, passait entre ses mèches comme l’aurait fait une main tendre.
– Ah ! fit-il en repliant la lettre pour la remettre dans son enveloppe.
Il lisait tranquillement le courrier du village. Aucune de ces missives ne lui était adressée, mais Boone s’en moquait. Il n’était pas maître-chanteur, ni même trop curieux. Si on lui avait posé la question, il aurait sans doute réfléchi, pris une bouffée de son cigare gros comme le petit doigt, et aurait expliqué qu’il aimait simplement savoir. Les lettres étaient en général ennuyeuses et sans grand intérêt : des histoires d’héritage, de papiers. C’était ainsi qu’on communiquait, dans le bayou : des boîtes disposées à l’orée des bourgs, et un système de poste, puisqu’il fallait bien lui donner un nom, lent, chaotique, mais qui arrivait assez souvent à bon port pour que personne ne songe à y changer quoi que ce soit. Les missives mettaient parfois des années à parvenir à ceux qui devaient les lire… et quelques jours de plus lorsque Boone les chipait. Le jeune homme remettait toujours les lettres à leur place. Leur état n’étonnait personne : après un voyage de plusieurs mois dans des sacs, des malles, des poches, qui se serait soucié de voir un sceau brisé, ou une enveloppe déchirée ?
Boone entendit quelque chose passer près de lui. Il aurait pu se retourner, se diriger vers le bruit, mais il songea qu’un tatou traînait sa carapace dans les buissons flanquant le sentier, et le jeune homme se moquait bien de tous les tatous du monde. Il ressassait ce qu’il avait lu, les détails de la vie des habitants, qui pourtant ne regardaient qu’eux-mêmes. Le frère de Coq le cherchait, la cousine de Barnabée lui apprenait que leur mère était décédée et qu’elles se partageraient sa pension. Antoine avait donné de ses nouvelles à son frère, qui vivait sur le vieux continent, et les deux s’écrivaient une ou deux fois l’an. Ces petits riens tissant un lien ténu nourrissaient Boone d’une façon qu’il n’aurait pas su expliquer, puisqu’il n’aurait pas voulu reconnaître que lui refusait de nouer de lien avec quiconque.
Son petit cigare craqua soudain. Une particule de poudre était restée entière, et avait claqué comme un minuscule pétard. Boone retira cette cigarette de sa bouche, l’étudia, méfiant, puis la remit en place en inspirant une grande bouffée et le cigare se tint coi.
Le tatou, qui n’en était pas un, ne faisait plus de bruit. Il avait dépassé Boone et se dirigeait vers le nord, là où le bayou se faisait plus profond.
Le jeune homme ne la vit pas, donc, et c’est pour cela que cette histoire n’est pas l’histoire de Boone. Enfin, pas tout à fait.

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Publié en 2022 aux éditions 404, « Bayuk » nous plonge littéralement, à hauteur d’adolescent (ou de « jeune adulte », donc) dans l’imaginaire du bayou louisianais, à travers ses deux composantes principales que sont l’imaginaire pirate (ou flibustier) et l’imaginaire vaudou – sans s’y limiter. La quête désespérée à laquelle sont confrontés les jeunes héroïnes et héros – pour certains parfaitement et joliment ambigus -, si elle n’est pas profondément originale en soi (ce n’était pas son objet principal, peut-on supposer), est savoureuse à souhait, bénéficiant de l’écriture affûtée de Justine Niogret et de sa capacité peu commune à mixer plusieurs niveaux de langue en une pâte homogène où l’horreur et l’humour peuvent devenir magnifiquement indiscernables – comme elle nous l’avait montré d’emblée et avec éclat dans son « Chien du Heaume » de 2009.

Si les échos de « L’île au trésor » de Robert Louis Stevenson sont naturellement et logiquement puissants ici, ceux du « Sur des mers plus ignorées » de Tim Powers, voire du « Déchronologue » de Stéphane Beauverger, ne sont pas nécessairement en reste pour offrir une lecture peu manichéenne de l’utopie flibustière, certainement moins univoque que celle du Hakim Bey de « Zone Autonome Temporaire », et rejoignant même par moments la cruauté limpide du « Tortuga » de Valerio Evangelisti. Si l’on n’ira pas complètement jusqu’à traverser la mangrove à la manière d’une Maryse Condé, on questionnera certainement l’art de conter (qui est grand en Justine Niogret, indéniablement), lorgnant aussi bien du côté des « Confessions d’une séancière » de Ketty Steward que du « Moi, Peter Pan » de Michael Roch. Et l’on retrouvera, dans cette trame travaillée « pour la jeunesse » avec un grand brio, les traumatismes familiaux, les cruels non-dits et les mauvaises surprises de la mémoire qui hantaient précédemment, chez l’autrice, aussi bien « Chien du Heaume » et « Mordre le bouclier » que « Gueule de truie » et « Cœurs de rouille », voire « Mordred », cet ensemble de symptômes familiers à présent – et particulièrement mordants – dont le beau « Le syndrome du varan » (2018) nous fournira précisément toutes les clés de lecture ou presque. Une facette complémentaire, donc, et pour tout dire surprenamment enthousiasmante, de l’art spécifique de l’autrice.

Toma la vit.
Toma était une presque jeune fille, encore à la lisière de l’adolescence. Elle était petite, ses épaules étaient rondes, deux cupules de muscles et de tendons. Ses bras, forts. Sa peau, de la couleur de toutes ces peaux qui se sont mélangées sur le long chemin pour venir du vieux continent, d’un brun trop pâle pour être créole, d’un blanc trop mat pour être encore anglais. Ses cheveux, eux aussi, étaient d’une couleur qui n’avait plus de nom : un châtain presque brun, luisant, très lisse.
Toma aimait le bayou, ses animaux bourbeux, ses arbres dont les racines sortaient de l’eau comme pour se nourrir de soleil, ses ruisseaux se noyant dans des mares étendues jusqu’à perte de vue, les sillons qu’on y lisait, nés de la nage des poissons-chats ou des alligators, qu’ici on appelait parfois les « cocodris ». Toma redoutait et désirait le jour où sa mère reviendrait la chercher. La capitaine Écarlate, la cheffe pirate ! Elle arriverait un jour, et Toma devrait alors quitter la mangrove et partir sur des mers inconnues. Elle fendrait les flots en compagnie de sa fille, et lui apprendrait à diriger un bateau, un équipage, peut-être même à chercher et, surtout, à trouver des trésors ? La jeune fille était effrayée à l’idée de quitter le marais qu’elle avait toujours connu, mais impatiente d’enfin connaître sa mère. Elle rêvait parfois à des coffres emplis de pièces de huit, de joyaux, d’émeraudes et d’escarboucles. Cela la faisait rire, toujours. Toma n’avait pas d’argent, elle n’en avait jamais eu besoin, ici, au village. On payait en aidant les autres, en participant aux tâches de la communauté. Alors, que ferait Toma de toutes ces richesses, devant ces butins à venir ? Elle n’en avait aucune idée. Elle demanderait à la capitaine, sans doute. Une cheffe pirate devait savoir, après tout ! Peut-être que Toman s’achèterait une paire de lunettes, comme celle de Sainte Colombe… Elle avait toujours trouvé le fossoyeur particulièrement élégant.
Toma éternua violemment et entendit un mouvement dans les buissons. Elle essaya de distinguer quelque chose, mais n’y parvint pas. Ce qui avait bougé ne semblait pas vouloir bondir pour la mordre, alors Toma approcha, tendit la main pour écarter un épais pan de mousse espagnole qui pendait à un arbre. Quelqu’un, de l’autre côté, eut le même geste, et la jeune fille se trouva nez à nez avec une vieille femme. Cette dernière semblait épuisée, et Toma, qui avait vu bon nombre d’animaux malades, sut que cette petite grand-mère ne vivrait pas encore bien longtemps.
– Que faites-vous là, madame ? demanda-t-elle en voulant la rassurer ?
La vieille femme ne semblait pas avoir peur. Ni de Toma, qui n’aurait de toute façon pas terrorisé grand monde, avec ou sans lunettes, ni du bayou, qui était pourtant bien plus redoutable, ni même de la mort, dont chacun a sa propre opinion.
– Je cherche mes fils, répondit la grand-mère.
La jeune fille réfléchit un instant.
– Venez avec moi, madame. Je ne saurais pas vraiment vous aider, mais je vais vous conduire au village.
Ce fut Toma qui la vit, et c’est pour cela que cette histoire est celle de Toma. Enfin, pas que la sienne.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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