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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Or, encens et poussière » (Valerio Varesi)

De retour dans les brumes hivernales de la campagne parmesane, le commissaire Soneri débrouille à sa manière unique un écheveau de vice et d’avidité, de hasard et de nécessité, toujours sous le signe d’une implacable nostalgie – et du goût de la bonne chère.

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Or encens

Parme était sous un brouillard ouaté. On ne distinguait même plus la géométrie des tours des Paolotti, ni celle des campaniles de San Giovanni et du duomo. Une soirée d’autres temps, d’avant que les saisons ne se ressemblent toutes. Lorsque la ville s’enveloppe d’une coquille de vapeur et retrouve soudainement toute son intimité. Que son excitation, ses grondements, sa frénésie s’apaisent. Sous son épais brouillard, Parme arrêtait de crier. Elle susurrait comme les vieilles à l’église.
En marchant dans les rues, Soneri sentit monter une nostalgie réconfortante. Son pas battait au rythme du refrain des souvenirs : l’université, son impatience de retourner via Saffi, Ada, perdue trop tôt… Il s’arrêta piazzale della Pace, sans toujours entrevoir l’austère silhouette de la Pilotta, ni les immeubles de la via Garibaldi. On ne voyait que du brouillard. Au-dessus, et tout autour. Rien qu’un bout de pavé sur lequel avancer, c’était pour le moment, son unique certitude. Ensuite, son téléphone sonna. La vie, tangible et illusoire, le rappelait à elle.
« Dottore, je vous dérange ? amorça Javara avec précaution.
– Au contraire. Dis-toi que tu m’as empêché de tomber dans un puits en m’attrapant par les cheveux », répondit le commissaire.
Une phrase tellement indéchiffrable que l’autre en resta muet.
« Et alors ? l’exhorta-t-il.
– C’est le bordel sur l’autoroute, une espèce de catastrophe…
– Les catastrophes ne se limitent pas aux autoroutes. Après, une espèce de catastrophe…
– Un accident, en fait. Un gros. Plus d’une centaine de voitures, des camions, des incendies…
– D’accord. Appelle la police de la route, non ?
– Non, non… Ils y sont déjà…
– Ah bon. Alors tout va bien.
– Ben, en fait… bredouilla l’inspecteur.
– Quoi ?
– Le questeur demande d’y faire un saut parce qu’on a signalé des Tsiganes qui rôdent près des voitures, dit enfin Juvara d’une seule traite.
– Qu’on envoie des patrouilles ! s’agaça Soneri tout en sentant qu’il pourrait fuir sa solitude et se tirer du piège que lui tendait la nostalgie.
– On en a envoyé, poursuivit l’inspecteur, mais le brouillard est tellement dense… ils n’arrivent pas à trouver. Aucun agent de permanence ne connaît la bassa. »
Soneri comprit immédiatement la menace qui lui planait au-dessus de la tête, tel un ressort sur le point de se détendre. Il préféra l’anticiper et prit la place en diagonale en direction de la Steccata.
« C’est où exactement ? demanda-t-il.
– À côté de la station-service de Cortile San Martino. Vous avez une route qui longe tout un tronçon de l’autoroute du Soleil.
– Je vois. Et les patrouilles ?
– Elles tournent en rond. Le questeur a dit que vous étiez le seul à connaître ces routes… Le seul de Parme…
– Prends la voiture, je t’attends devant la Steccata dans cinq minutes », abrégea Soneri.
Juvara eut du mal à le trouver. Le commissaire fut obligé de gesticuler et de sauter par-dessus les chaînes accrochées entre les bornes de pierre pour se faire remarquer. « Je prends le volant, trancha-t-il au moment où l’inspecteur baissait la vitre. Avec toi, au mieux, on finit dans le fossé. »
Juvara obtempéra avec soulagement.
« Déjà que j’ai galéré pour passer le porche de la Questure, avoua-t-il en lui laissant sa place.
– C’est pour ça que tu ne trouves pas d’amoureuse : tu es trop empoté. »
L’autre garda le silence, mais la petite tape affectueuse que lui donna Soneri en s’installant sur le siège lui rendit son sourire.

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Version 1.0.0

V

L’hiver à Parme. La campagne environnante, et notamment celle des terres basses qui entourent le Pô aux inondations de plus en plus redoutables, est plongée dans un brouillard presque inimaginable. Le temps idéal donc pour un carambolage massif, impliquant des dizaines de véhicules, sur l’autoroute qui traverse l’Émilie-Romagne, à proximité de la ville où exerce le commissaire Soneri – seul officier capable de ne pas se perdre parmi ces chemins et ces brumes. Des gitans auraient été aperçus rôdant sur les lieux, certainement à l’affût de quelque aubaine abandonnée – disent les premiers rapports de police. Lorsque le corps d’une immigrée roumaine, qui sera identifiée comme ayant été la maîtresse plus ou moins officielle de notables parmesans, est découvert près des voitures en détresse, lorsqu’un vieil homme est retrouvé mort à son tour dans un bus venant de Roumanie, arrêté à son terminus italien, et quand un personnage inattendu fait son apparition au coeur du campement des gitans soupçonnés de mauvaises intentions, le commissaire Soneri est à nouveau renvoyé à ses démons personnels et à ses mélancolies secrètes. Et ce d’autant plus, sans doute, que sa relation avec l’avocate Angela semble fragilisée dans tout ce brouillard…

Angela et le commissaire se réveillèrent aux aurores, quand l’aube avait encore la couleur de la nuit. Soneri se plaisait à imaginer le brouillard toujours en place, et l’idée qu’au-dehors tout soit trempé lui faisait d’autant plus apprécier son petit nid sec et douillet. Angela allongea son bras et l’enfila sous son pyjama. La chaleur de son corps et sa caresse rassurante lui rappelèrent des voluptés d’enfant. Un agréable malaise l’envahit au contact de sa main. Il avait presque honte de s’abandonner à cette passivité, tellement à l’opposé de son rôle habituel, mais il se laissa aller et régressa vers des sensations enfouies loin d’être assoupies. À l’instant où elle le chercha avec plus d’insistance et où elle rapprocha son corps du sien, le commissaire réalisa à quel point les hommes retrouvaient leur mère perdue dans la figure d’une femme. De façon certes différente mais parfaitement reconnaissable. Il sut alors que l’âge adulte, sous ses airs assassins, ne portait jamais le coup de grâce.

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Publiée en 2007 et traduite en français en 2020 par Florence Rigollet chez Agullo, « Or, encens et poussière » est la huitième enquête du commissaire Soneri écrite par Valerio Varesi (et la cinquième chez nous, le cycle commençant de ce côté des Alpes par « Le Fleuve des brumes »).

J’ai déjà dit dans les quatre notes de lecture précédentes tout le bien que je pense de cette série à la fois profondément inscrite dans son environnement de giallo italien contemporain (avec ses filiations et correspondances du côté de Carlo Lucarelli ou d’Andrea Camilleri, pour ne citer qu’eux) et relativement hors normes sous bien d’autres aspects : son intime puissance géographique lui permettant de se glisser dans l’essence de ce qui fait la ville, la campagne et la montagne dans cette Émilie-Romagne d’aujourd’hui, aux frontières si poreuses, ses ramifications historiques, qui lui permettent de faire porter en permanence les grandes ombres du passé (deuxième guerre mondiale, guerre civile larvée ou ouverte, années de plomb ou recompositions politiques encore presque fraîches), ramenées bien entendu à leur échelle humaine, et sa capacité rare, enfin, à intriquer la vie personnelle de son protagoniste principal, vie évolutive soumise à constantes et à surprises – ce qui est un art particulièrement délicat dans les séries policières au long cours, comme en témoignent les facilités et les gommages dont usent souvent nombre de ses confrères.

Avec « Or, encens et poussière », une forme étrange et poétique de cycle des temps et des lieux semble s’esquisser dans la série, puisqu’après la ville humble de « La pension de la via Saffi », la montagne des « Ombres de Montelupo » et la ville cossue des « Mains vides », on semble d’abord revenir à la plaine inondable du « Fleuve des brumes », avant que, une fois de plus, les liens souterrains qui relient le disjoint n’apparaissent, le plus souvent sous l’effet de l’extrême attention portée aux lieux et aux gens par le commissaire Soneri, policier nostalgique du passé sans doute, mais n’éprouvant pourtant nul besoin d’en devenir réactionnaire. Et c’est peut-être bien là l’une des raisons de l’intense attachement que l’on éprouve désormais à son égard.

– C’est qui, ce type qui s’attable pour manger les restes ? » demanda Soneri à brûle-pourpoint.
Alceste fit une moue et baissa le regard.
« Je sais, bredouilla-t-il, je devrais le mettre à la porte, mais il me fait de la peine.
– Arrête, le coupa aussitôt le commissaire, je me fous complètement de l’étiquette, c’est le personnage qui m’intéresse.
– C’est un vieux marquis déchu, un type né dans la soie et qui s’est tout mangé. Il était propriétaire de trois immeubles dans le centre-ville, précisa-t-il, et il s’est fait avoir, il a été négligent. »
Nanetti écarta les bras pour dire que c’était souvent le cas.
« Tout le monde le surnomme Sbarazza, « Ramasse-Miettes », les informa Alceste. Il fait le tour des restaurants, mais il paraît qu’ici c’est meilleur qu’ailleurs. Je lui ai souvent proposé de venir manger en cuisine, mais il refuse de recevoir l’aumône. Il est comme ça. Il veut encore donner le change, être acteur de sa vie, de son univers. On est très peu à le savoir, qu’il mange les restes. Vous avez vu la classe qu’il a ? Il s’assoit à une table, et c’est comme s’il avait toujours été là. Il termine les assiettes des autres, ou plutôt, celles des femmes. Avant, il les observe, et ensuite, il choisit sa place. Moi, ça ne me gêne pas, mais certains collègues ne supportent pas son comportement. Ils ne tolèrent pas qu’un type mange ce que les autres ont payé. Ils préfèrent tout jeter, alors qu’on pourrait nourrir la moitié de la ville, avec les restes. Mais personne ne veut le faire, même pas pour les chiens. »
Soneri et Nanetti avaient écouté assez stupéfaits les propos d’Alceste. En sortant du restaurant, ils gardèrent le silence et ne firent aucun commentaire. Une espèce de douleur lancinante les tourmentait sans qu’ils parviennent à l’identifier.
« Quelle histoire ! finit par s’exclamer Nanetti. C’est incroyable !
– Pas tant que ça, dit le commissaire en secouant la tête. La misère fait scandale et préfère se cacher. »

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