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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Les mains vides » (Valerio Varesi)

Somptueuse quatrième enquête (en français) du commissaire Soneri, dans les marécages de l’avidité immobilière à Parme et ailleurs.

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Les mains vides

Ce jour-là aussi, la ville attendit vainement la pluie. Quelques nuages prometteurs avaient pourtant fait leur entrée vers dix heures du matin en direction du duomo, mais bien vite ils s’étaient dissipés sous la chape de plomb. Le soleil avait alors recommencé à chauffer les immeubles comme un feu doux sous un bouilli, et Soneri s’était remis patiemment à transpirer dans sa chemise de lin. Juvara souffrait davantage et s’était fait toiser quand il avait tenté de rallumer le climatiseur en panne : après la pluie manquée, plus d’illusions possibles, la canicule tendrait son piège et la chaussée collerait sous les gaz d’échappement des automobilistes et les voitures brûlantes. Le commissaire ouvrit la fenêtre et reçut au visage un souffle de vache. Au même moment, une patrouille démarra en trombe et d’autres agents s’agitèrent au milieu des vrombissements et des crissements de pneus. L’orage tant attendu n’éclatait pas au ciel, et Soneri trouva que la couleur des uniformes ne différait pas tant de la couleur du temps.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda-t-il.
Sans lui répondre, Juvara monta le son de la radio, et la voix excitée de Pasquariello, le commandant du 17, fit irruption dans les bureaux de la Police judiciaire.
« Un braquage, traduisit-il. Quatre individus ont attaqué la Caisse d’Épargne à la seringue. »
Le compte-rendu des faits, transmis par les voix essoufflées des agents, retint toute leur attention. Ils demandaient du renfort pour bloquer les issues. Deux braqueurs avaient pris la fuite à moto et deux autres avaient couru chacun de leur côté. On aurait du mal à les pister en roulant dans les rues de la vieille ville. Dans la cour, deux patrouilles revenues pour des contrôles redémarrèrent : la tempête n’avait pas l’air de vouloir se calmer, et l’on risquerait le tonnerre et des éclairs si les revolvers prenaient la parole.
« Rixe via Trento 13, devant le bar, annonça cette fois Pasquariello. Ça se bat à coups de bouteille, ils sont une quinzaine ! » hurla-t-il aux voitures de la zone.
« On demande du renfort aux pandores ? » intervint alors la voix rauque du vice-questeur. Sa question fut couverte par le halètement d’un agent occupé à poursuivre les braqueurs, qui avait du mal à parler: « On vient d’en repérer un… il se barre en direction de la barrière Repubblica… il est à pied. » Après avoir pris une longue pause pour reprendre son souffle, il tenta de décrire le fuyard : « Il a un tee-shirt bleu ciel avec un jean… des baskets blanches. » On l’entendait perdre le type au piétinement de ses semelles réglementaires, et Soneri imagina avec un certain malaise sa course-poursuite en pleine canicule, ébloui par la réverbération des trottoirs où les crachats s’évaporaient au soleil et où les crottes de chiens se desséchaient sans engraisser la terre.
La ville donnait l’impression d’être soudainement secouée par un tremblement de terre. Via Langhirano, un fou menaçait les passants d’un couteau.
« L’été, la ménagerie est ouverte », ronchonna Soneri en faisant allusion aux déséquilibrés qui sillonnaient la ville désertée au mois d’août.

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A-MANI

Écrasée par une canicule estivale encore plus accablante que d’habitude, la ville de Parme, que ses habitants ont largement fui, comme toujours en août, se dessèche sur pied, hantée par les nombreux touristes qui n’y voient que du feu, et les criminels et délinquants qui ne sont pas en vacances, bien au contraire. Mais voici que me musicien de rue connu de tous se fait voler son accordéon, qu’un commerçant du centre ville est bizarrement battu à mort, sans que le vol ne semble un motif bien crédible, qu’un usurier à l’ancienne, tout-puissant en apparence, voit son pouvoir rogné puis peu à peu effacé, chassé par de nouvelles puissances d’avidité dans lesquelles sombre Parme, méconnaissable. Ce que le commissaire Soneri ne pourra peut-être que tristement constater à son tour : un monde disparaît, et il n’est pas remplacé par mieux, bien au contraire.

Au-delà de cette mélancolie de plus en plus aiguë qui infiltre et caractérise à présent les enquêtes concoctées par Valerio Varesi pour son commissaire parmesan, « Les mains vides », septième volume de la série (le quatrième chez nous), publié en 2006 et traduit en 2019 par Florence Rigollet chez Agullo, concentre ses rayons ardents comme jamais encore, pour obtenir sans doute le roman le plus directement contemporain et politique (à date) parmi ces investigations dans l’ouest de l’Émilie-Romagne d’aujourd’hui.

Je ne vais pas revenir ici sur les éléments permanents (déjà) qui font le sel très particulier de la série imaginée par Valerio Varesi, vous renvoyant pour cela aux trois premières notes de lecture (liens ci-après). Là où « Le fleuve des brumes » tissait sa toile dans les replis des souvenirs enfouis de la deuxième guerre mondiale et de leurs effets jusqu’à nous, là où « La pension de la via Saffi » se penchait sur ce qui reste en chacun des années de plomb italiennes, et là où « Les ombres de Montelupo » passait la dépendance économique au crible des moyens utilisés pour s’enrichir jadis, « Les mains vides » procède de bien des façons en trace beaucoup plus directe : si la corruption et la délinquance ont presque toujours accompagné la marche à la richesse en matière de commerce et d’immobilier (quoique s’obstinent à penser les tenants d’un certain angélisme dans ce domaine), elles ont atteint à présent, à Parme comme ailleurs, un niveau de violence et d’avidité largement décomplexées qui peuvent sidérer tout un chacun, et tout particulièrement le commissaire Soneri, créant ainsi cette étrange complicité, paradoxale en apparence, entre le somptueux personnage d’usurier à l’ancienne et lui. Et c’est ainsi que la série maintient et enrichit ici son étonnante acuité au-delà des circonstances et des lieux.

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Les-mains-vides

Lorsqu’il fut en bas, la via Cavour s’apprêtait à changer de peau. Les boutiques et les bureaux fermaient, et les premières troupes de noctambules, qui piétinaient le tapis blanc de tracts abandonnés par les ouvriers de la Forneria Duomo, remplaçaient peu à peu les vendeuses et les employés. L’asphalte était bouillant, bien décidé à maintenir la ville dans sa cocotte en fonte pour réchauffer la nuit. L’obscurité n’apporterait aucune fraîcheur, seulement de l’insomnie et des bouffées de sueur. Soneri s’aperçut avec un certain étonnement qu’il n’avait pas allumé son cigare depuis plusieurs heures parce que la flamme lui était devenue insupportable. Il fit tourner son mégot entre ses lèvres, aussi trempé que son corps en nage. Son portable se remit à sonner.
« La souscription a déjà atteint la somme qu’on s’était fixée, l’informa Angela. Pas mal de magistrats ont voulu y participer et si le revendeur nous fait un prix…
– Je pense que vous faites une erreur, murmura-t-il.
– Tu crois toujours que tout le monde est comme toi, avec ses petites habitudes. Il aura un instrument plus moderne, il sera très content.
– On ne fait rien avec les choses sans passé, décréta Soneri avec amertume avant de lui parler brièvement de Galluzzo, un type apparemment sans histoire, parachuté dans la ville.
– Commissaire, je sens tous tes rouages en action, c’est bon signe.
– Cet homme ressemble à l’accordéon que vous voulez offrir à Gondo », lui dit finalement Soneri en ramassant un tract par terre.
Il lut la phrase imprimée par-dessus le dessin d’une semelle : « La ville piétine sa tradition ouvrière et se convertit à la rente immobilière », et constata une nouvelle trahison de l’histoire.
« Tôt ou tard, on finira tous comme lui, observa Angela. Plus personne n’a de patrie et tout le monde va et vient, nous sommes tous des migrants déracinés.
– Moi, heureusement, je suis une vieille plante, il faut me tailler au pied. Impossible de me déraciner, déclara Soneri.
– Tu ne voudrais pas au moins venir un petit peu chez moi, ce soir ? Tu sais que j’ai un climatiseur…
– Loin de moi, alors. Le froid artificiel, rien de pire pour les os. »
Il s’achemina vers la Questure, touché par les derniers rayons du soleil oblique qui filtraient entre les immeubles. Une bulle de vapeur stagnait au-dessus de la ville, prête à cacher les étoiles. Il aurait tant voulu se retrouver sur ses collines, là où les prés rafraîchissent l’air et où la brise, fille de l’ombre, surgit des bois.

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Unknown

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