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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Buffy ou la révolte à coups de pieu » (Marion Olité)

Un remarquable essai à propos d’une série qui a su révolutionner durablement les mythologies féminines (et pas seulement) de la pop culture.

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Buffy

« Je viens de réaliser qu’aujourd’hui, Buffy fête ses 40 ans. Je n’arrive pas à y croire. Elle m’a appris que la chose la plus dure dans ce monde, c’est d’y vivre. Alors en son honneur, soyons tous courageux. Vivons. » Ces mots sont ceux de Sarah Michelle Gellar, postés sur Instagram en janvier 2021, alors que le monde, confiné, fait face depuis bientôt un an à la pandémie mondiale du Covid-19. L’actrice a accompagné son texte d’un visuel iconique de personnage de Buffy Summers, celui du final de la saison 1, dans lequel la Tueuse porte une longue robe blanche, une veste en cuir et une arbalète pour affronter le premier ennemi d’une liste qui s’allongera au cours des 7 saisons et 144 épisodes que compte la série. Plus de vingt-cinq ans après le début de sa diffusion, en mars 1997, les thématiques de Buffy contre les vampires résonnent plus que jamais avec notre époque. Raison pour laquelle ce personnage de guerrière au grand cœur, à la boussole morale rassurante, que l’on peut biper à tout moment en cas d’apocalypse, a fait l’objet de tant de références durant cette période effrayante. Nous vivons des temps apocalyptiques. Quelle meilleure conseillère que Buffy ? Quel meilleur refuge qu’un nouveau visionnage d’une série où la fin du monde est constamment repoussée ? Achevée en 2003, Buffy contre les vampires se montre précurseuse des grandes luttes pour nos droits – le combat contre le patriarcat, métaphorique dans la série, a remporté une bataille décisive avec le mouvement Me Too – et du chemin qui reste à parcourir, du fait entre autres des manquements d’un féminisme blanc et bourgeois.
Les années 1990, durant lesquelles Joss Whedon crée la super-héroïne, correspondent à la troisième vague féministe. Cette nouvelle génération de militantes s’inscrit, selon les sujets, en rupture ou en continuité vis-à-vis de leurs prédécesseuses. L’idéal d’universalisme autour d’une identité « femme » fait place à une reconnaissance de la diversité des situations et des expériences de chacune. La pensée féministe se renouvelle, avec la déconstruction des genres masculin et féminin, la pensée queer qui différencie identité de genre et sexe assigné à la naissance, ou encore l’intersectionnalité qui établit un lien entre les discriminations, qu’elles soient liées à l’origine ethnique, à la classe ou au genre. Buffy contre les vampires porte des idéaux et un système de valeurs liés aux luttes de cette troisième vague. La série s’inscrit plus précisément dans une tendance des années 1990, le girl power, rencontre entre les valeurs féministes et la culture de masse. En déployant une mythologie féministe, Buffy contre les vampires transcende le girl power tout en étant une de ses représentantes les plus étincelantes. Elle est un cheval de Troie pour raconter l’émancipation des femmes.
Le caractère paradoxal de Buffy contre les vampires s’est redoublé suite aux révélations concernant son créateur Joss Whedon, qui ont débuté en 2021 avec la courageuse prise de parole de l’actrice Charisma Carpenter. On sait désormais que cette série qui célèbre l’empouvoirement des jeunes femmes a vu le jour dans la douleur. Ses actrices, en particulier, ont subi sur le plateau le comportement toxique d’un homme au double visage. J’ai commencé à écrire cet essai en 2020. Il a pris une tournure différente après ces révélations. Je fais partie des personnes qui ont placé Joss Whedon sur un piédestal et ont longtemps lu cette œuvre au travers d’un seul prisme, le sien, mis en avant pendant des années dans les médias. Le témoignage de Charisma Carpenter m’a obligée à ouvrir les yeux et à scruter avec davantage d’acuité cette série si chère à mon cœur, avec laquelle il est également possible de réfléchir à la corruption du pouvoir, et à l’avènement d’un monde véritablement égalitaire, aux valeurs humanistes et collectivistes. Œuvre polysémique, entrée au panthéon de la pop culture et chérie par une communauté de fans dévouée, Buffy contre les vampires pose la question du vivre ensemble. Et pour une fois, l’universel dessine un visage féminin. Ce livre est dédié au collectif d’artistes qui ont offert le meilleur d’eux-mêmes pour donner vie à la série malgré les circonstances, ainsi qu’à toutes les personnes pour qui Buffy Summers a été une bouée de sauvetage dans une adolescence tourmentée.

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Bien peu de séries télévisées auront été aussi profondément influentes, bien au-delà des apparences immédiates, que « Buffy contre les vampires » (« Buffy, the Vampire Slayer » en v.o.) entre 1997 et 2003, puis longtemps après que sa première diffusion ait pris fin. Son impact durable sur toute une génération (voire plusieurs) d’adolescentes ne doit de plus pas amener à sous-estimer son impact en creux sur les adolescents, amenés à travers des figures aussi rusées que Zander, Wesley ou même Giles – sans même parler du retournement complet opéré sur les deux principaux personnages vampiriques « à épaisseur » psychologique et romanesque que sont Angel et Spike -, à questionner directement et indirectement les attendus masculinistes dont la mythologie vampirique avait largement fait sa marque distinctive depuis le XIXe siècle, marquée par l’empreinte quasiment psychopathe de l’ère victorienne en termes de répression morale et sexuelle. Les réactions carrément outrées ou simplement condescendantes de toute une frange des « hommes » de la pop culture, moquant Buffy pour mieux exalter, notamment, la vision musclée et testostéronée de la série de films « Blade » (Stephen Norrington, Guillermo del Toro et David S. Goyer, 1998-2004), en constituent aussi une intéressante démonstration a contrario.

Il faut donc absolument saluer l’ouvrage de Marion Olité, publié en octobre 2023 chez Playlist Society. Dégageant avec force le contenu authentiquement révolutionnaire de la série, il nous montre l’ensemble de la pratique de renversement du pouvoir qui y prend place : brisant de nombreux codes bien enracinés dans la pop culture, la série encourage en chaque circonstance à faire face, précisément, à ses démons, au propre et au figuré – et à combattre toutes les formes de domination, à coups de pieu métaphorique s’il en est. On est d’ailleurs agréablement surpris de voir – en parfaite fidélité avec l’essence de la série, puissamment féministe mais pas uniquement féministe – que la convergences des luttes sociales et politiques est aussi traitée ici, ce qui n’est pas toujours le cas dans les ouvrages (principalement américains) ayant déjà étudié la série ces dernières années.

Marion Olité a su également mettre en avant, dans sa deuxième partie, la dimension puissamment collective qui agit derrière la figure individuelle de la Tueuse : il s’agit bien ici d’un « vivre et mourir ensemble » et d’une émancipation qui n’est jamais envisagée uniquement comme individuelle (même chez des figures apparemment aussi solitaires, de prime abord, que celle de Faith).

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« In every generation there is a chosen one. She alone will stand against the vampires, the demons and the forces of darkness. She is the slayer » : ce prologue, qui apparaît au début des saisons 1 et 2, résume les bases de la mythologie de la série. Buffy a été choisie pour combattre les forces du Mal sur Terre. Toute sa vie, elle va devoir faire face à l’obscurité et à la solitude. À sa mort, elle sera remplacée par une autre jeune femme, dont le potentiel de Tueuse sera alors activé. En plaçant le poids du monde sur les épaules d’une lycéenne blonde de 16 ans, la série subvertit les stéréotypes de genre. Inscrits dans l’inconscient collectif, ces derniers prennent la forme d’une opinion généralisée concernant des différences entre femmes et hommes. Ils encouragent la croyance qu’il existerait des comportements naturellement masculins et d’autres féminins. Omniprésents dans la pop culture, ces stéréotypes ont fortement contribué à la construction de certains genres cinématographiques. De James Bond à Spiderman, une écrasante majorité de films d’action et de superhéros met en scène des hommes physiquement forts, intelligents et spirituels tandis que les personnages féminins restent réduits à des sidekicks subissant l’action.
Inspiré par un rare contre-exemple, celui de Kitty Pryde, mutante créée en 1980 dans les comics X-Men, mais aussi par des figures d’action woman qui ont bercé sa cinéphilie (Ripley dans Alien, Sarah Connor dans Terminator), Joss Whedon dote Buffy de qualités traditionnellement codifiées comme masculines, à commencer par la force physique. À elle l’action, la violence et l’intelligence stratégique. Ce renversement des stéréotypes de genre permet aux scénaristes d’explorer des thématiques propres à l’expérience des femmes et d’interroger les limites de la binarité qui régit notre société : masculin / féminin, humain / monstre, bon / méchant, actif / passive…
Dans le premier épisode de Buffy contre les vampires, alors qu’elle marche seule, dans la nuit, Buffy rencontre pour la première fois Angel, vampire doté d’une âme, qui lutte, comme elle, contre les Forces du Mal. La jeune femme se sent épiée. Il avance caché, derrière elle, tel un chasseur guettant sa prochaine victime. La caméra reste focalisée sur lui. Tout d’un coup, son attitude change : c’est lui qui cherche et se sent épié. Buffy a disparu. Accrochée à une barre métallique en hauteur, elle réapparaît, lui assène un coup qui le met à terre et atterrit sur un salto. Puis elle place son pied sur son torse, en position d’attaque. En écho à la scène d’introduction de la série, cette séquence retourne une imagerie inscrite dans l’inconscient collectif, celle de la jeune femme apeurée, qui ne peut pas marcher seule dans la rue, le soir, sans se faire agresser par un homme sorti des ténèbres. Le prédateur devient la proie. Buffy possède plus de force et d’agilité qu’un vampire âgé de 244 ans. Le rapport de force est en sa faveur.
La scène la plus récurrente de la série a connu d’innombrables variations tout au long des 144 épisodes. Elle voit la superhéroïne patrouiller la nuit tombée, dans les rues de Sunnydale plongées dans la pénombre, à la recherche de démons à éliminer. Ce faisant, elle se réapproprie la rue, terrain de violences sexistes dans notre société, notamment de harcèlement sexuel, au nom de toutes les femmes. La catharsis opère. En s’identifiant à elle, les spectatrices observent une métaphore de leurs frustrations quotidiennes, consécutives du sexisme ordinaire et des discriminations en raison de leur genre. Elles assistent au triomphe répété d’une femme contre de nombreux ennemis masculins (humains comme démons). Buffy devient un symbole féministe pour toutes celles qui étouffent face aux violences patriarcales.

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Bien que « La révolte à coups de pieu » soit une monographie consacrée à une seule série, Marion Olité développe ici avec brio la veine transversale, à problématiques multiples, que, chez le même éditeur, Manouk Borzakian et son « Géographie zombie – Les ruines du capitalisme », ou même (sur un corpus éventuellement plus discutable) Anne-Lise Melquiond et son « Apocalypse Show, quand l’Amérique s’effondre », avaient su pratiquer également avec bonheur.

Le principe même qui gouverne les publications de Playlist Society, depuis l’origine, est celui d’un subtil équilibre entre une vulgarisation accessible à celles et ceux qui ignoreraient tout ou presque du sujet proposé et une érudition qui satisfasse aussi celles et ceux déjà familiers de l’œuvre traitée. Peut-être parce que « Buffy » est une série qui me tient beaucoup à cœur, pour des raisons aussi politiques que personnelles, peut-être aussi parce que Chloé Delaume nous a offert il y a quelques années le somptueux « La nuit je suis Buffy Summers », j’ai trouvé par moments que le remarquable ouvrage de Marion Olité penchait un peu du côté de la sur-pédagogie. Il n’en reste pas moins que cet essai s’inscrit comme un must, dans le petit panthéon des ouvrages qui donnent tout leur contenu politique à la création de mythologies féminines, authentiques et sainement conquérantes.

Dès le roman Dracula de Bram Stoker, la figure du vampire représente une forme de lutte des classes. Le Comte est un propriétaire terrien qui exploite la force de travail des pauvres – domestiques et paysans – pour prospérer. Cent ans plus tard, Buffy contre les vampires poursuit la métaphore monstrueuse de l’oppression des classes populaires – représentées par les habitant.es de Sunnydale – au profit d’une poignée de privilégiés – les vampires et démons -, en quête de richesse et d’immortalité. Dans une perspective marxiste, le combat de Buffy est éminemment anticapitaliste. « Dans Buffy et Angel, les valeurs capitalistes – parmi lesquelles l’intérêt personnel excessif, la concurrence féroce, l’accumulation de richesses; la rationalisation de la production et la marchandisation du travail – sont constamment associées à l’inhumanité au sens propre », observe l’universitaire Jeffrey L. Pasley.
Une grande partie des personnages démoniaques  croisés dans Buffy contre les vampires sont caractérisés par leur admiration pour le système capitaliste américain, à commencer par les vampires, ces suceurs de sang prolétaire. L’épisode « Meilleurs Vœux de Cordelia » (S03E09) se déroule dans une réalité alternative, et ressuscite le personnage du Maître. La ville de Sunnydale est sous sa coupe. Au Bronze, devenu son QG, il présente avec fierté une innovation technologique à ses ouailles : une machine dotée de dizaines d’aiguilles qui drainent le sang d’un être humain en un temps record. Dans son discours de présentation, il explique : « Nous sommes indéniablement la race supérieure de ce monde. (…) Pourtant, les humains, avec leurs esprits plébéiens, nous ont apporté un concept véritablement démoniaque : la production de masse ! » Avant de conclure par ces mots : « Bienvenue dans le futur. » La séquence se présente comme une satire anticapitaliste des discours prononcés par les PDG des grandes entreprises. Elle établit par ailleurs une corrélation entre la production de masse et l’idéologie suprémaciste. Ici, le produit n’est pas un objet, mais un être humain asservi et considéré comme inférieur à la race vampirique. La victime de la cruelle démonstration est installée de force sur ce qui s’apparente à une chaîne de montage, avant qu’un système mécanique effectue le drainage. Cette scène, particulièrement dérangeante, peut également être perçue comme une dénonciation de l’agriculture industrielle et de la maltraitance des animaux, autres maux liés au capitalisme moderne.
Les lieux de la production industrielle se révèlent quasi systématiquement démoniaques dans la série. L’épisode « Effet chocolat » (S03E06) se déroule dans une usine, où des ouvriers et ouvrières remplissent des cartons d’une barre chocolatée très demandée. Derrière cette fructueuse affaire se cache l’ambitieux Mr Trick (K. Todd Freeman), qui représente la nouvelle génération de vampires, acquis aux valeurs capitalistes modernes. « C’est la raison pour laquelle j’aime ce pays : tu crées un bon produit et les gens accourent. Bien sûr, nombre d’entre eux vont mourir, mais ça, c’est l’autre raison pour laquelle j’aime ce pays », plaisante-t-il, déambulant au milieu de la chaîne de montage. Ce faisant, il tue de sang-froid, pour l’exemple, un ouvrier qu’il soupçonne d’avoir goûté au produit. Autour de lui, ses collègues, aliénés par leur travail, réagissent à peine. Au second plan, deux hommes traînent le mort, dont le corps gêne le bon fonctionnement de l’usine. Cette scène illustre l’inhumanité de la production de masse, où la force ouvrière est corvéable à merci et interchangeable. On assiste à une métaphore à peine voilée des grandes sociétés américaines et de leurs fondateurs, qui exploitent la classe ouvrière avec toujours plus d’avidité.

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Discussion

2 réflexions sur “Note de lecture : « Buffy ou la révolte à coups de pieu » (Marion Olité)

  1. Adorant la série, je ne peux qu’être tentée par cet essai !

    Publié par Light And Smell | 7 mars 2024, 20:46
  2. Un excellent essai, récemment nominé pour le Prix du festival d’imaginaire rennais Sirennes.

    Publié par Stéphanie Nicot | 7 mars 2024, 22:39

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