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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Arène » (Négar Djavadi)

Belleville-Sud, entre reflet des caricatures médiatiques orientées de nos cocons numériques et bûcher des vanités d’un âge des cynismes triomphants. Brillant.

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Djavadi

Si sa mère n’avait pas poussé la porte de sa chambre en hurlant, il ne serait jamais sorti. Trois jours que t’es là Allongé sur ce lit comme un mollusque à regarder le plafond et à me laisser tout faire Ta petite sœur a encore de la fièvre J’ai laissé les draps à sécher à la laverie depuis ce matin Je t’ai dit d’aller les chercher Je te l’ai dit ou pas ? Hein ? Depuis ce matin ! JE TE L’AI DIT OU PAS ?
Il s’était levé avant qu’elle ne se mette à pleurer de fatigue ou de frustration, comme elle le faisait toujours, écrasée par le poids d’une vie qui allait sans cesse de travers. Trois gamins à élever seule, plus le boulot à la cantine scolaire, plus le manque de place, l’humidité collée aux murs, les fissures, la fuite du radiateur, les crises d’asthme, l’eczéma. Personne ne lui avait demandé d’en faire trois, mais c’était arrivé. Pour autant, elle n’était pas devenue plus visible. Maintenant, à trente-sept ans, la jauge était pleine, sa patience avait définitivement fichu le camp avec le reste.
Tout ça, il le savait. Depuis qu’il était môme, il le savait. Il observait sa mère, à un point, elle était incapable de l’imaginer. Et il faisait de son mieux pour la soulager. Elle le reconnaissait parfois, surtout devant les voisines, avec un sourire réjoui qui transformait ses yeux en deux fentes lumineuses. Ça y est J’ai enfin un homme à la maison ! gloussait-elle en le regardant de côté. Seize ans, et au moins dix centimètres de plus qu’elle. Qui sait, peut-être qu’elle l’avait élevé pour ça, pour que lui au moins prenne soin d’elle, pas comme les deux flambards qui l’avaient engrossée et bye bye. En tout cas, oui, il faisait de son mieux. Aller chercher le petit frère à l’école, emmener la petite sœur chez le pédiatre, monter le lit superposé, déboucher l’évier. Quand il lui avait dit qu’il se chargerait aussi des courses et des factures – Je paierai, m’man, t’occupe plus de ça – elle n’avait rien dit. Aucune question.
Lui non plus n’avait pas posé de question quand Rotor lui avait tendu les clefs du scooter avec ses doigts gros comme des saucisses. Il avait juste senti son cœur déchirer sa poitrine, l’adrénaline brûler son bas-ventre. Il y était putain, il y était !
– Tiens ! Toi tu conduis, OK ?
– Grave ! avait-il répondu, attrapant les clefs qui se balançaient dans l’air.
– Et toi (Rotor s’était tourné vers Diz), tu te cales derrière lui, t’attends d’arriver à son niveau et tu lui enfonces le surin dans le bide… Ho, je te parle !
De toute façon, il n’y avait aucune question à poser. C’était le match retour après le baroud d’il y a deux semaines rue des Chaufourniers. Ce coup-ci, c’était leur tour. Cité Rouge contre Grange-aux-Belles. Lui s’en fiche de toutes ces histoires de bandes, de gangs, ou quelle que soit la case où on les enferme juste parce qu’ils occupent le bitume. Il parie que personne ne se souvient comment ça a commencé. Le territoire, la came, la came, le territoire. Ça se trouve, il n’était même pas né. Tant que tu te tiens à l’extérieur, tu ne vois rien. Tu te balades dans le coin, tu regardes autour de toi, des arbres, des boutiques, des restos, un Naturalia, et tu crois que tout va bien. Mais ça peut vite virer Chicago si tu prends le temps de t’attarder, et d’ouvrir vraiment les yeux. Surtout quand la nuit tombe. Il pense souvent à l’exposé sur le quartier réalisé par toute sa classe de troisième. Son quartier, à cheval sur quatre arrondissements de Paris : Xe, XIe, XIXe, XXe. 70 % de cités. 43 % de foyers non imposables. 25 % de la population sous le seuil de pauvreté. Et aucune communauté n’est épargnée, Blancs, Noirs, Juifs, Arabes, Chinois, Indiens, Sri-Lankais, Caribéens, tous ont leur misère à gérer. Et c’était censé expliquer les tunnels de contrariétés et de violences qu’ils traversaient tous les jours. L’odeur de pisse dans la cour. Les ascenseurs en panne pendant des mois. Les cafards qui couinent dans les murs. Les ivrognes échoués sur le trottoir. Les seringues près des poubelles. La castagne. La peur. La solitude.
En tout cas, tout ce qu’il sait, c’est qu’ici c’est chez lui. C’est même sa seule certitude dans la vie. Pas seulement son quartier. Mais son pays. Son Royaume et sa Cage. Il a été au Louvre, à la tour Eiffel, au Jardin du Luxembourg, aux Invalides, aux théâtres, aux concerts, mais en scolaire. Sinon, il ne bouge pas. Pour quoi faire ?
Avant de sortir de l’appartement, il a jeté un dernier regard à sa mère en train de verser des pâtes cuisson trois minutes dans la passoire. Il a observé son visage disparaître derrière la vapeur d’eau et s’est dit : elle va se retourner, capter que j’ai la frousse et me demander de rester.
Mais non. Elle était furax et quand elle est furax, elle ne capte plus rien. T’attends quoi là. Vas-y. Va les chercher ! Ce soir, elle était obsédée par ses draps. Ils étaient sans doute déjà chourés, ses saloperies de draps. Il avait vu des gens défoncer le distributeur de la laverie pour cinq grammes de poudre à lessive à 1 euro. Alors des draps !
Nom de Dieu Gabriel VAS-Y !
Et il y est allé.

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Le quartier de la Grange aux Belles, dans le 10ème arrondissement de Paris, frange sud-ouest de l’ensemble urbain mouvant et contrasté résumé le plus souvent sous le nom de « Belleville ». Un quartier emblématique à bien des égards, entre ses cités du Paris intra-muros au taux de chômage cruellement plus élevé qu’ailleurs, ses réfugiés et sans-abri régulièrement expulsés des berges précaires du canal Saint-Martin, son ancrage dans les luttes sociales (la place du Colonel Fabien est mitoyenne, et le siège national de l’union syndicale Solidaires s’y trouve), ses cruelles meurtrissures depuis les déments mitraillages de terrasses de 2015, sa prostitution chinoise plus ou moins discrète, ses trafics significatifs de substances illicites, sa mixité sociale éventuellement chaotique et sa gentrification accélérée. Lorsqu’un jeune de la cité est pris dans les mâchoires tranchantes d’une vendetta entre bandes rivales et qu’une policière pourtant exemplaire par ailleurs est prise soudainement dans le tourbillon des accusations de violence, rapidement virales hors de tout contrôle, une poudrière prend forme à toute allure, sous les yeux paranoïaques d’un haut dirigeant français de BeCurrent, principal concurrent mondial de Netflix, venu de ses « beaux quartiers » rendre visite à sa mère qui vit là.

Meg Cockburn avait refusé d’implanter le siège social Europe dans un immeuble excentré de la banlieue Ouest, à l’instar des diffuseurs et des producteurs importants, comme TF1, ARTE, Canal+, Gaumont ou Lagardère. L’objectif de BeCurrent n’était pas d’offrir à ses créateurs la simple jouissance d’un lieu accueillant et agréable, mais l’intensité d’une sensation. Celle de ne plus se penser producteurs, auteurs ou réalisateurs, mais inventeurs du Nouveau Monde. Un monde aux possibilités infinies, qui serait façonné dans cet immeuble, jour après jour, et principalement dans cette salle sidérante surnommée par les permanents le Réacteur.
À cette hauteur, les millions de Lilliputiens qui grouillent sur la terre ferme ne sont plus des êtres humains, avec leurs préoccupations, un crédit à rembourser, des fins de mois difficiles, des chagrins inattendus, des espoirs inavoués, mais des prototypes. D’ailleurs, le fait qu’aucun visage ne soir repérable à cette distance permet de les appréhender plus facilement comme des générateurs de données servant à l’élaboration d’algorithmes sophistiqués. Ce qui importe chez eux : toutes les habitudes comportementales susceptibles d’être analysées, chiffrées, calculées, structurées par des machines d’une complexité inimaginable, puis stockées dans des rangées de serveurs, sur lesquels veillent des centaines d’ingénieurs. Chacune de ces personnes est un spécimen dont les goûts, les désirs, les attentes, les centres d’intérêt sont pris en compte à chaque instant pour aboutir à des propositions fictionnelles de masse et au chiffre tout à fait fabuleux de 97 345 heures de contenu visionnées sur Be Current à chaque minute qui passe sur cette Terre.

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Pour ce deuxième roman, publié chez Liana Lévi en septembre 2020, fort éloigné en apparence de son « Désorientale » de 2016, l’Iranienne d’origine Négar Djavadi a su rendre avec un extrême brio et un certain machiavélisme les réalités d’un quartier parisien qu’elle connaît bien, pour y habiter au quotidien, en y organisant l’entrechoc des clichés médiatiques paranoïaques (et de leur complaisance face à l’image fabriquée, par exemple, de « no-go zones » sensationnelles et conceptualisées hors sol) et des solidarités locales qui en sont l’exact opposé ou presque, reflets fatigués d’une « France qui accueille » ayant de moins en moins voix au chapitre, sous la pression des hystéries et des cynismes politiques et économiques. Avec une approche sans doute moins anthropologique et moins joueuse que celle du Charles Robinson de « Dans les cités » et de « Fabrication de la guerre civile »,  mais en insérant avec une ruse épique un personnage bien particulier, à la fois mutant égaré issu du « Bûcher des vanités » de Tom Wolfe et opérateur de fiction baignant dans le très réel irréel du « L’empire et l’absence » de Léo Strintz, elle orchestre une valse épique des points de vue subtilement faussés, des lectures du réel à l’aune de préjugés solides, tous azimuts, des flottements de la volonté face aux inerties de la pensée, des récupérations en tous genres toujours à l’affût, et la simple humanité qui, aux premières loges, doit pourtant faire avec tout cela. Entre cocons numériques des applis de running et montages orientés des captures opérées par les smartphones, Négar Djavadi, avec ce « Arène » qui secoue, nous invite surtout, discrètement et en beauté, à questionner inlassablement nos premières impressions et nos préjugés, à réfléchir au moins à deux fois à ce que l’on croit voir, et à laisser plus que jamais à l’Autre le bénéfice du doute, sans naïveté, sans complaisance, mais avec empathie à loger au cœur des paradoxes apparents.

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  1. Pingback: Arène, Négar Djavadi – Pamolico, critiques romans, cinéma, séries - 23 février 2021

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