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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « Grégory – La machination familiale » (Patricia Tourancheau)

Derrière un cold case hors normes, une chronique sociale et politique au long cours du rôle de la justice dans la société contemporaine.

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Troisième expérience de lecture issue de l’émission de Radio Ground Control consacrée au collectif « Les Jours » (émission que l’on peut écouter ici), collectif qui prône joliment un journalisme inscrit dans la durée et – selon leurs propres mots – « obsessionnel », après le « Boulevard du stream » de Sophian Fanen et « L’empire – Comment Vincent Bolloré a mangé Canal+ » de Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, la présence de ce « Grégory – La machination familiale » sur ce blog pourrait de prime abord surprendre les lectrices et les lecteurs qui le fréquentent régulièrement. Pourtant, l’art de la chronique judiciaire, lorsqu’il est mis en œuvre avec talent et opiniâtreté, peut être le catalyseur d’une vision sociale et politique de notre monde (comme tant de romans noirs, issus du hardboiled américain, nous le rappellent si bien), mais aussi proposer l’exploration même de ce point de friction entre la justice, la société et l’opinion, ainsi que les récents travaux de Philippe Jaenada, que ce soient « La petite femelle » ou « La serpe », l’ont démontré à nouveau avec éclat.

Fait divers le plus retentissant de la seconde moitié du XXe siècle, le meurtre de Grégory Villemin, 4 ans, le 16 octobre 1984, dans les Vosges, restait un cold case, une énigme non résolue que l’on croyait embourbée à jamais dans les eaux vaseuses de la Vologne. La dernière apparition publique des parents de l’enfant, Christine et Jean-Marie Villemin, au printemps 1994, dans l’émission La Marche du siècle, n’était plus qu’un lointain souvenir. Et les vaines tentatives de la justice de relancer l’affaire grâce aux progrès scientifiques de la génétique dataient des années 2000. Depuis, plus rien. Enfin le croyait-on.
Quand soudain, le 14 juin 2017, l’histoire rebondit avec les arrestations des membres de la famille Jacob, des personnes âgées de plus de soixante-dix ans. Ce crime sur un enfant où s’entrechoquent chaos judiciaire, délire médiatique et secrets de famille, ressurgit de façon spectaculaire plus de trente-deux ans après les faits. Passionnée par ce fait divers survenu pendant mes études de journaliste, je ne l’avais pas couvert à l’époque, mais je dévorais les articles de presse sur le sujet. En stage à Libération pendant l’été 1985, j’avais suivi au sein de la rédaction l’élaboration du « reportage » de l’écrivain Marguerite Duras, titré « Sublime, forcément sublime » qui désignait sans précaution Christine Villemin, tout juste inculpée pour infanticide, comme la coupable, forcément coupable… L’attitude de certains chefs et intellectuels, qui accablaient « la mère » mais la trouvaient « absolument géniale », m’avait laissée perplexe.
Et puis dans les années 2000, j’ai eu l’occasion d’écrire sur les expertises en ADN de pièces à conviction qui n’ont rien donné. Mais ces actes scientifiques m’ont permis de mesurer à quel point Christine Villemin avait été victime d’une erreur judiciaire. La parution, en 2006, du livre de l’ex-capitaine de gendarmerie d’Épinal, Étienne Sesmat, a achevé de me convaincre du monstrueux gâchis humain généré par cette affaire. Aussi, lorsqu’elle revient dans l’actualité en 2017, je cherche à comprendre comment les enquêteurs ont remonté le temps pour en arriver là, par quel miracle ce dossier qui relève de l’archéologie judiciaire a pu en ressortir. Je me replonge dans les archives de Grégory et je pars en quête des procès-verbaux récents, pour le raconter comme un feuilleton pour le site d’information Les Jours.

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Si cette affaire de vengeance et de corbeaux particulièrement sordide a pu devenir à une époque la plus célèbre de France, voire d’Europe, c’est bien entendu qu’elle rassemble un nombre étonnant d’ingrédients emblématiques, qu’elle a longtemps permis à chacune et chacun d’exprimer, à voix haute ou non, un certain nombre de préjugés et de jugements, tant les personnages du drame, pour ordinaires qu’ils soient, présentent toutes les caractéristiques de ceux que l’on associerait plus couramment à l’imagination romanesque. Dans la clarification des faits, des causes et des effets, des rebondissements et des palinodies, des faux-semblants et des faux-fuyants, Patricia Tourancheau mobilise ses années d’expérience dans la chronique judiciaire et l’analyse des crimes et délits, longtemps au service ad hoc de Libération, aujourd’hui en freelance, et en l’espèce dans le cadre des Jours, qui permet de rendre à cette affaire qui dépasse tous ses protagonistes pour s’élever progressivement à une dimension mythique, sa pleine stature de mystère feuilletonesque et terriblement révélateur, en creux, des failles d’une société qui se laisse trop souvent aller à être celle de l’avidité érigée en valeur. Cette somme remarquable a été publiée en janvier 2018 dans la collection dédiée Les Jours du Seuil.

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À propos de Hugues

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