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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « Microfilm » (Emmanuel Villin)

Kafka rencontre Alfred Hitchcock place Vendôme, dans un grand éclat de rire absurde.

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Passionné de cinéma, fin connaisseur du cimetière du Montparnasse et de ses tombes glorieuses, le héros anonyme de «Microfilm» tente vainement de percer dans le cinéma. Malgré son indémodable trench, imitant le style d’Alain Delon dans Le samouraï, à cause d’une silhouette trop banale ou du manque de débouchés, il ne parvient même plus à décrocher des rôles de figurant.

Ce personnage – évocateur du héros d’«Intermittences» de Celia Levi, figure décalée qui vit hors de son temps, et tente en vain d’obtenir des cachets de figuration – est en butte aux recommandations de son conseiller Pôle Emploi, qui cherche à le caser à tout prix, car tel est son métier, situation dans laquelle surgit les échos de l’humour absurde de Julien Campredon («Avant Cuba !» dans «Brûlons tous ces punks pour l’amour des elfes»). L’ordinateur de Pôle emploi ayant repéré le mot microfilm dans son CV, son conseiller le prend, à tort, pour un expert en la matière.

«-Bon, bon, bon, ne nous affolons pas, voyons voir ce que j’ai dans ma bannette.»
Parmi les mots qui l’exaspèrent le plus, celui de «bannette» figure en tête de liste, ou disons pour faire simple qu’il le place dans son top 5 aux côtés de «ramequin», «ravier», «bécher» et «verrine». Uniquement des contenants, constate-t-il sans en tirer davantage de conclusions.
Mais passons.
«Je viens de recevoir une offre, annonce le conseiller. Ça n’a pas l’air mal. Une fondation. C’est bien ça, une fondation. Il y a de l’argent, dans une fondation.
– Une fondation ?
– Oui, une fondation. La Fondation pour la paix continentale, elle s’appelle.»

« Le Sanourai », Jean-Pierre Melville (1967)

Notre héros accepte ainsi, par défi, de postuler pour l’emploi proposé dans une fondation récemment créée, la Fondation pour la paix continentale. À sa grande surprise, après un bref coup de fil, il est embauché sans autre forme de procès, pour un salaire beaucoup plus élevé que tout ce qu’il a pu gagner jusque-là.

Affecté de différentes obsessions singulières, comme celle de n’emprunter que les lignes de Métro qui circulent à ciel ouvert (les lignes 2, 5 et 6), il est souvent contraint de se déplacer à pied dans Paris, y compris pour se rendre sur son nouveau lieu de travail, place Vendôme. Sous le signe de Patrick Modiano, qui n’a cessé de faire du Paris de son enfance et de l’Occupation le cadre de ses romans, Emmanuel Villin fait du Paris du cinéma le cadre du sien, une ville vibrante des traces de tous les films et de tous les acteurs, autour de ce cœur gelé et désincarné qu’est la place Vendôme.  «Je n’aime pas la place Vendôme, je crois même que je la déteste.» (Claude Eveno, «Revoir Paris», en exergue)

« Microfilm » (p. 79)

«Comme à son habitude, il a une bonne demi-heure d’avance, qu’il met à profit pour effectuer un repérage des lieux. Aussi célèbre soit-elle, la place Vendôme n’est en effet pas le type d’endroit où tout un chacun a l’habitude de se rendre, puisque 1) plus personne n’y habite depuis des lustres, 2) la totalité des commerces qui se sont installés dans les hôtels particuliers la bordant sont des bijoutiers ou des maisons de haute couture, dont la fréquentation est réservée à une clientèle fortunée, ainsi que, dans une moindre mesure et en dehors des horaires d’ouverture, aux cambrioleurs les plus chevronnés. Autant dire que les occasions d’y venir sont rares. Sans doute son aspect minéral n’est-il pas non plus étranger à la froideur peu engageante qu’elle dégage, sentiment qu’accentue l’absence totale de végétation, comme sur un champ de bataille après que les canons se sont tus, canons dont le bronze fondu constitue d’ailleurs la matière première de la colonne érigée en son centre par Napoléon pour commémorer la bataille d’Austerlitz (station semi-aérienne des lignes 5 et 10).»

Sans mission et sans titre, notre héros est grassement payé par la Fondation mais «n’en fout pas une rame», se voyant confier quelques tâches aussi menues qu’absurdes, auxquelles il s’attelle pourtant avec le plus grand sérieux.
Le comportement de ses collègues de bureau – Jean-Serge de Plas, directeur général, la lunatique et revêche Lydie Soucy, directrice administrative et financière, John Smith, un américain du Dakota accoutré comme un cowboy et ressemblant à Karl Maden, et enfin Nadège, la secrétaire de la fondation – semble tout aussi aberrant et vide de sens.

Derrière sa dénomination annonciatrice des plus grandes ambitions, les buts de la fondation restent opaques et les directives de ses dirigeants indéchiffrables tandis qu’au fil des jours, des événements ténus mais néanmoins inquiétants se multiplient dans les interstices d’une vie de bureau désespérément morne. Envoyé en mission à Lisbonne, il erre brièvement dans la ville blanche, à la manière de Bruno Ganz dans le film d’Alain Tanner.

« Dans la ville blanche », Alain Tanner (1982)

«Durant les cinq années où il a tenté de se faire une place dans ce petit monde [le cinéma], il n’est parvenu à atteindre que le rang de silhouette parlante, et ce à une seule occasion, sachant que le texte est règlementairement limité à cinq mots maximum. Or, en acceptant ce poste à la Fondation, le premier qui s’est offert à lui, il craint d’être de nouveau assigné au rôle qu’il a toujours occupé et qui l’a conduit à renoncer à ses rêves d’acteur : celui de figurant. A lui désormais de faire ses preuves s’il ne veut pas finir, une fois de plus, coupé au montage. Il ne peut s’empêcher de penser que sa vie, dont il se contente d’être le propre spectateur, a jusque-là trop ressemblé à ces films tournés en transparence, avec leurs images qui défilent en arrière-plan tandis que les acteurs jouent leur scène en studio.»

Lors de son recrutement express, le narrateur s’est demandé s’il n’était pas, à son insu, le figurant d’un film absurde. Tandis que les heures s’étirent, inquiétantes et creuses, dans les bureaux de la fondation, ce personnage anonyme, comme celui de «Sporting club», cherche à se conformer à l’absurde, silhouette indiscernable tentant de trouver sa place, tenaillée par l’angoisse d’être un éternel spectateur. Là où Jérôme Baccelli, dans «Carrières de sable», flirtait sur le même thème avec le roman catastrophe, Emmanuel Villin réussit, avec beaucoup d’humour et semble-t-il de jubilation, dans ce roman, paru en janvier 2018 aux éditions Asphalte, à raconter par l’absurde la froideur inhumaine du travail salarié et l’inanité des relations entre collègues. On sort ragaillardi de cette lecture émaillée de multiples références au cinéma, en pensant aussi à Enrique Vila-Matas et à sa délectation de «n’être pas».

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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