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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin » (Marianne Rubinstein)

Enfant d’orphelin juif, petit-enfant de déporté : Marianne Rubinstein questionne l’empreinte de la Shoah sur cette génération.

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Élise, 35 ans, Marc-Olivier né en 1963, Frédéric né en 1959, Sylvie née le 9 octobre 1952, dix ans jour pour jour après la déportation de sa grand-mère et de ses deux tantes… Pour interroger l’héritage de la mort et de la destruction et sonder sa propre histoire, Marianne Rubinstein a réalisé des entretiens entre 1997 et 2001 de petits-enfants de déportés, tous enfants d’orphelins survivants, et elle évoque dans ce livre publié en 2002 aux éditions Verticales, avec une justesse et une subtilité impressionnantes fondées sur la connaissance intime de l’histoire, leurs parcours et leurs portraits, en écho à son histoire et à celle son père.

Lorsqu’à l’adolescence, je commence à formuler à l’encontre de mes parents quelques griefs, mon père me répond de façon quasi systématique : «tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin».

Enfants qui ne purent avouer des difficultés ou des peurs sans culpabiliser, tant leurs difficultés étaient insignifiantes au regard du traumatisme de leurs parents ; enfants élevés dans la tristesse ou la joie, mais souvent rattrapés à l’âge adulte par un désespoir sans raison, héritage parental, «état normal de l’être» ; enfants à qui fut transmis une peur diffuse, peur d’être abandonné, de boucler ses valises ou de devoir partir ; enfants élevés par des parents sans modèle parental ; enfants cherchant à alléger la chape du passé, et à manier plus facilement humour et légèreté : ces fils et ces filles d’orphelins juifs ont des destins variés mais ce passé commun non vécu pèse lourd, ce passé souvent non raconté mais toujours connu.

Mes parents ont toujours eu peur des événements heureux. Ils sont beaucoup mieux préparés aux événements malheureux qu’aux événements heureux. Je me souviens d’avoir annoncé en mars dernier notre mariage, mes parents n’ont même pas réagi. Il a fallu qu’ils mettent des mois à s’habituer à la perspective d’un événement heureux. Il faut partir de l’idée que pour mes parents, tout est grave. Je me suis toujours demandé pourquoi des gens qui ont vécu des choses aussi dramatiques dramatisaient des choses aussi banales. Je pensais au contraire que cela donnait de la distance par rapport aux choses. J’ai réalisé [récemment] que c’est parce qu’ils ont vécu des choses dramatiques que tout est dramatique. Ces gens sont incapables de légèreté.

les-disparusCe qui est commun est que la Shoah est centrale dans l’identité juive de cette génération, jusqu’à n’en être parfois que le seul constituant, tout le reste ayant souvent été englouti avec la destruction de la cellule familiale et de la culture des juifs d’Europe. Certains essaient de reconstruire une identité juive en dehors de cet héritage de mort et de destruction, par la religion, la langue, la cuisine, en cultivant un goût, un tropisme ou un désir familial des grands-parents connu – pratique de la musique ou amour de la littérature. Reconstruire quelque chose, pour tisser un lien, même ténu, avec l’histoire et l’identité des disparus, pour combler un morceau du vide béant laissé par la destruction, pour que l’identité juive ne se résume plus à la seule Shoah.

Devenu cardiologue, il ne cesse de regretter de ne pas être devenu musicien. Il apprend à jouer de l’orgue. Puis transforme un harmonium en orgue. Dans la nouvelle maison construite par mes parents, la pièce monumentale est la salle de musique, qui abrite sous son haut plafond, outre l’harmonium transformé, le nouvel orgue acheté par mon père et dont il a fabriqué les plus gros tuyaux. Il construit ensuite un violon, pièce par pièce, pendant un an et l’instrument achevé, décide d’apprendre à en jouer. Là s’arrête définitivement son choix : le violon est désormais au centre de son existence. L’instrument semble le torturer par son absolue exigence et lui apporter peu de satisfaction. Mais le désir d’entendre jouer les sons qu’il imagine le conduit à organiser sa vie autour du violon.

En partant pour Auschwitz, Chaim Rubinstein avait jeté du train une carte adressée à Monsieur Szpirglas : «Apprenez à mon fils à jouer du violon.»

Précédée d’une préface de Serge Klarsfeld, cette recherche émouvante en va-et-vient entre histoire intime et témoignages résonne avec «Les disparus» de Daniel Mendelsohn, roman exceptionnel et fondateur pour cette génération de petits-fils et filles de déportés paru en 2006, grâce auquel on découvrira qu’il est encore possible soixante ans plus tard de faire ressurgir des fragments de l’identité et de l’histoire des disparus.

Marianne Rubinstein sera l’invitée de la librairie Charybde le 6 décembre prochain pour parler de ses livres, et en particulier de son dernier récit paru chez Verticales, «Detroit, dit-elle».

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À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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