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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Artaud et la théorie du complot » (Mehdi Belhaj Kacem)

Une éblouissante leçon de philosophie de la littérature, de l’écriture à la lecture.

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Publié en mai 2015 chez Tristram, ce texte bref et dense du philosophe et écrivain Mehdi Belhaj Kacem reprend le contenu de son intervention de septembre 2014, conférence de conclusion des Rencontres de Chaminadour consacrées cette année-là à Antonin Artaud.

En soixante-dix pages proprement éblouissantes, il explore et résume un véritable devenir contemporain de la littérature, parcourant au pas de charge le maquis littéraire et philosophique constitué par ceux qui donnent corps et substance à la conviction qu’avait Artaud d’être poursuivi et entouré d’ennemis, jusqu’au bout, de Rousseau à Hölderlin, de Kierkegaard à Nietzsche et à Benjamin, de Baudelaire et Nerval à Coleridge et Poe, utilisant le travail de Philippe Lacoue-Labarthe (et de manière plus inattendue celui de Philippe Sollers) comme catalyseur, sous le signe de Guy Debord, tout en jouant de l’évolution de son ancien collègue Alain Badiou comme d’un très solide repoussoir.

Et j’ai très vite compris que le chemin qui me conduirait de l’un à l’autre – Artaud-Michon, Michon-Artaud et retour – était la question de la phrase, et plus exactement ce qu’à mes risques et périls j’appellerai : les phrases héroïques, comme toutes celles que je viens de citer. Cette interrogation sur l’héroïsme m’est venue à la lecture de  quelqu’un qui compte énormément pour mon travail, qui compte énormément, non seulement pour ce qu’on appelle encore la philosophie, mais pour, et on ne s’en rend pas encore assez compte, la littérature, le plus grand lecteur de Hölderlin ou de Benjamin qu’on est jamais eu en France et qui est donc Philippe Lacoue-Labarthe, cette espèce d’Antonin Artaud de l’Université – pur oxymore -, et qui dans les dix dernières années de sa vie était contraint – je dis bien : contraint – à des séjours de plus en plus fréquents dans les ciniques psychiatriques – on n’appelle plus ça des « asiles d’aliénés, ces réceptacles de magie noire, conscients et prémédités » -.

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Pierre Michon

Réajustant au passage ce qu’il considère à bon droit comme la mauvaise querelle du post-modernisme (celui-ci étant si souvent réduit à sa mauvaise caricature par ses détracteurs comme par tant de ses adeptes dilettantes), Mehdi Belhaj Kacem travaille au corps la « vieille » notion jugée obsolète de l’héroïsme « moderne », pour en extraire peut-être la substance de ce qui peut constituer la littérature aujourd’hui, en évoquant avec force et chaleur un héroïsme de la phrase, plutôt qu’une phrase héroïque, venant boucler naturellement, en enchaînant de très petits héroïsmes répétés et réguliers, avec les « vies minuscules » de Pierre Michon, justement, et avec une véritable attention portée, plus que jamais, à l’écriture.

Mais pourquoi se préoccuper, s’enquérir d’un héroïsme moderne, me demanderez-vous ? La démocratie, le consensus postmoderne et convivialement nihiliste, n’est-ce pas le deuil à la fois dépressif et sarcastique de tout héroïsme, potentiellement fasciste ? Le consentement, faute de mieux, à la « médiocratie » démocratique n’a-t-il pas pour clause imprescriptible le renoncement à toute forme d’héroïsme, l’acquiescement à l’autodérision obligatoire, à la modestie tantôt cynique, tantôt maniaco-dépressive, tantôt les deux à la fois ?

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Theodor Adorno

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C’est en creusant ce minuscule héroïsme de la phrase, et en résolvant avec l’aide d’une lecture attentive et sans aucune superficialité de Hegel, et plus encore d’Adorno, que l’auteur résout sans doute le paradoxe apparent de la paraphrase, part maudite du contemporain (comme le rappelaient récemment en leurs propres termes aussi bien Giorgio Agamben que Lionel Ruffel) que le sens sacrificiel de l’écriture allant au bout d’elle-même (l’auteur payant ici de sa personne – et non de celle des autres) apparaît pleinement, et que les écritures de la persécution et du désastre, de Beckett à Volodine. Et l’on a bien envie, en refermant ce petit livre, d’imiter les participants à la rencontre se levant en bloc, comme le raconte la belle préface de Jean-Paul Chavent, pour applaudir et penser très fort à « l’invention d’une communauté possible : Pourquoi écririons-nous, sinon ? Pourquoi lirions-nous, sinon ? »

Et pourtant, je ne peux qu’adorer cette loyauté, cet héroïsme qui nous dit : tant que nous produirons, sans cesse, des souffrances absolument inutiles, abominables ; tant que nous saurons que, chaque seconde qui passe, quelqu’un, homme ou animal, se fait torturer, assassiner, tabasser, mutiler, violer, exproprier de son être ; alors la prétention de quelqu’un à écrire, penser, créer sans faire cas de cette souffrance surnuméraire sera nulle et non avenue. Continuer à penser, à écrire, implique pour moi une fidélité sans faille à cette phrase ; ne plus vouloir de cette phrase, c’est pour moi cesser d’écrire, de penser, de créer.

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