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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Mes amis » (Emmanuel Bove)

La solitude irrémédiable d’un traîne-misère, et un choc littéraire d’une modernité affolante.

 

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Premier roman d’Emmanuel Bove (1898 – 1945) publié en 1924 par les éditions Émile-Paul frères alors qu’il n’avait que vingt-cinq ans, «Mes amis» fut couronné d’un grand succès avant de retomber dans l’oubli.  Roman d’une impressionnante modernité d’un auteur prolixe redécouvert après la seconde guerre mondiale, il a été réédité en 2015 grâce aux éditions de l’Arbre Vengeur, avec une précieuse préface de Jean-Luc Bitton et en conclusion une nouvelle, comme un chapitre supplémentaire, intitulée «Un autre ami».

Personnage marginal et pauvre, Victor Bâton vit – ou plutôt survit – grâce à sa maigre pension d’invalide de la première guerre mondiale dans une chambre humide et froide, au plafond taché d’humidité, avec pour seule compagnie quelques meubles misérables et un petit poêle dont le tuyau défectueux est bandé d’un chiffon. L’auteur, avec lequel Victor Bâton a beaucoup de points communs, accentue les conditions de vie pathétiques de son personnage, doté d’un sens suraigu de l’observation du spectacle des rues et de ses détails (dont la puissance d’évocation en lien avec le malaise intérieur fait songer à Witold Gombrowicz) dans cette vie solitaire où les événements sont si rares.

«Quand je m’éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses : les brosser le soir serait mieux, mais je n’en ai jamais le courage. Des larmes ont séché au coin de mes paupières. Mes épaules ne me font plus mal. Des cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés, je les rejette en arrière. C’est inutile : comme les pages d’un livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.»

pagemesamisPourtant ce qui tourmente le plus Victor Bâton n’est pas l’absence d’argent, mais la pauvreté des relations humaines. Il passe ses journées à arpenter les rues, tendu vers l’espoir d’une vie affective plus riche. Il entraperçoit l’aventure dans chaque détail, et la possibilité de recevoir enfin un peu d’amour, de solidarité ou d’amitié dans l’amorce de chaque rencontre. Chaque espoir est déçu et les peines intérieures déchirantes de Victor Bâton, l’intimité dévoilée de son malaise, suscitent l’empathie du lecteur en dépit du narcissisme du personnage, de la mesquinerie ou du grotesque des situations.

«Quand le luxe me fait envie, je vais me promener autour de la Madeleine. C’est un quartier riche. Les rues sentent le pavé de bois et le tuyau d’échappement. Le tourbillon qui suit les autobus et les taxis me soufflette la face et les mains. Devant les cafés, les cris que je perçois une seconde semblent sortir d’un porte-voix qui tourne. Je contemple les automobiles arrêtées. Les femmes parfument l’air derrière elles. Je ne traverse les boulevards que lorsqu’un agent interrompt la circulation.
Je m’imagine que, malgré mes habits usés, les gens attablés, aux terrasses, me remarquent.
Une fois, une dame, assise devant une théière minuscule, m’a toisé.
Heureux, plein d’espoir, je suis revenu sur mes pas. Mais les consommateurs ont souri et le garçon m’a cherché des yeux.»

couvmesamisAvec une langue distanciée et minimale, offrant un tel contraste avec la sensibilité exacerbée du narrateur, le ton désabusé et l’humour qui affleure, Emmanuel Bove a orchestré un texte étonnant et magistral, toujours d’une profonde actualité.

«Un homme comme moi, qui ne travaille pas, ne veut pas travailler, sera toujours détesté.
J’étais dans cette maison d’ouvrier, le fou, qu’au fond, tout auraient voulu être. J’étais celui qui se privait de viande, de cinéma, de laine, pour être libre. J’étais celui qui, sans le vouloir, rappelait chaque jour aux gens leur condition misérable. »

Les recensions de «Mes amis» sont innombrables. On peut se référer au site officiel dédié à l’auteur créé par Jean-Luc Bitton, biographe d’Emmanuel Bove, pour en lire de très belles, ici.

Pour acheter ce livre chez Charybde, c’est ici.

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Emmanuel Bove, vers 1928

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

Discussion

4 réflexions sur “Note de lecture : « Mes amis » (Emmanuel Bove)

  1. J’ai lu l’intégral d’Emmanuel Bove dans la collection mille et une pages de flammarion. Magnifique !

    Publié par Goran | 7 Mai 2016, 09:17
  2. je viens de terminer Mes amis, et j’avoue que E. Bove m’était inconnu. On se remet difficilement après la lecture de ce roman, absolument agaçant, effrayant, mais tellement moderne, intemporel. Superbe !

    Publié par Alain Gredin | 21 septembre 2019, 13:59

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