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Notes de lecture 2012

Note de lecture : « Eat the Document » (Dana Spiotta)

La clandestinité d’une radicale américaine, méditation partiellement réussie sur l’activisme.

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Publié en 2006 (en 2010 en France, traduit par Élodie Leplat chez Actes Sud), le deuxième roman de Dana Spiotta met joliment et souvent cruellement en perspective l’engagement de militants américains radicaux de 1972 – qu’une spectaculaire action contre les marchands d’armes profitant de la guerre du Vietnam, ayant « dérapé », conduit à la clandestinité pendant plusieurs dizaines d’années, passées sous la menace de mandats de recherche toujours actifs -, et les choix éclectiques, parfois quelque peu primesautiers, de jeunes activistes des années 1990 (d’avant Seattle 1999), dans un remarquable effet de contraste dont la « morale » n’est toutefois que fort peu claire…

La méditation intense de l’un des deux protagonistes principaux, Mary Whittaker, au long de ces vingt ans, et la manière dont elle épouse la vie « underground », sans laisser de traces, en se réinventant une vie, est particulièrement réussie. La confrontation aux jeunes de 1996, en revanche, souffre sans doute d’une certaine forme de condescendance par trop perceptible.

Surtout, une écriture trop plate et une construction trop prévisible finissent par desservir un sujet qui s’annonçait particulièrement intéressant, menant nécessairement à une réflexion sur le sens même de l’activisme, et sur la notion de radicalité, pour ne laisser qu’une demi-réussite et un net goût d’inachevé.

N’importe qui peut démarrer une nouvelle vie, même dans une petite ville. Les gens bougent tellement à notre époque. Tu divorces, tu déménages et tu recommences de zéro. Essayez donc. Regardez comme les gens s’intéressent peu à vous. Comme ils ne vous écoutent guère. Ou, plus précisément, pensez au peu de choses que vous savez vraiment sur les gens que vous connaissez. Leur lieu de naissance, par exemple. Avez-vous rencontré leurs parents ? Ou leurs frères et sœurs ? À une certaine époque, le simple fait d’être nouveau venu dans une ville pouvait vous rendre suspect. Parce que vous l’étiez effectivement : les gens n’avaient aucun moyen de vérifier que vous étiez la personne que vous prétendiez être. Pourquoi donc aviez-vous dû quitter votre ville d’origine ? Mais en Amérique, et en démocratie, il existe une longue histoire de recommencements (rarement évoquée dans l’amnésie confortable du quotidien). C’était même un impératif, ou presque. Bien sûr, les États-Unis ont été fondés par des gens qui se sont inventé de nouvelles vies, avec pour seul désir de larguer le poids de la longue histoire européenne, son lourd fardeau et sa mémoire. C’était une forme de liberté. Liberté par rapport à la mémoire, à l’histoire et à la comptabilité. Même si une série infinie de commencements tendait à tout réduire à une répétition superficielle et à éradiquer toute possibilité d’expérience profonde, à ce moment précis et dans cet endroit précis, une telle tradition aidait assurément la jeune femme.

ETD

« Une écologie de façade. Qu’est-ce que j’entends par là ? Nous voulons un environnement antidépresseur. Ce qui nous intéresse, c’est une écologie du bien-être. En d’autres termes, nous agissons dans le respect de l’environnement tant que cela n’engendre pas d’inconfort. Une communauté verte, certes, mais branchée à tous points de vue : haut débit et entièrement high-tech. Des maisons pourvues d’accès à Internet, du matériel informatique intégré, le tout relié à l’interface d’Allegecom afin d’effectuer un suivi marketing. Ces dispositions doteront aussi les gens de capacités de consommation maximales. Fini le « trou perdu » qui rime avec privation. Notre devise sera la suivante : « Communauté locale, confort global. » Le logo utilisera une police de caractères artisanale. Et le site Internet sera conçu pour attirer les nostalgiques. Nous y insèrerons des icônes aux allures archaïques. Nous proposerons une interface rétro : apparence vieillotte mais technologie moderne. Nous fétichiserons les détails.
Ensuite nous délivrerons des franchises de notre posturbia radieuse.
Nous allons commercialiser le concept de communauté raisonnée, le privatiser, le doter d’un copyright, et le transformer en marque déposée. Nous allons créer un attachement émotionnel à notre logo et à des pratiques liées à des marques bien précises.
Pour finir, nous construirons des communautés préfabriquées, qui n’auront jamais l’air artificielles ni d’avoir été construites en série. Ce sera un village entrepreneurial qui fera de l’argent sur le désir de fuir l’hégémonie des entreprises commerciales. Ce que nous voulons, c’est attirer les gens qui haïssent les supermarchés Wal-Mart. Dès lors que nous leur donnons la sensation de quelque chose d’alternatif et d’unique, tout en le mettant en œuvre et en le contrôlant selon les strictes lignes directrices d’Allegecom en vue d’obtenir des performances et un retour sur investissement optimum, mais aussi, bien sûr, le bonheur, tout le monde sera gagnant. »
Josh s’assit. L’auditoire applaudit poliment.

Réussite seulement partielle sans doute, ce roman donne néanmoins à penser, et envie de continuer à explorer le travail de cette New-Yorkaise enseignante à Syracuse University, et notamment son troisième roman (2011), « Stone Arabia ».

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Dana Spiotta

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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