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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Cloués au port » (Jacques Josse)

L’océan hurlé, en souvenir et en littérature, à la face d’un monde qui abandonne.

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Publié en 2011 chez Quidam, ce court roman du poète et éditeur Jacques Josse nous offre 90 pages d’un intense voyage immobile, dans un petit port breton de la baie de Saint-Brieuc, entre le bar, le cimetière et quelques terrasses donnant sur le large, voyage délimité par les feux, visibles à l’horizon, des phares du Paon, des Roches Douvres et de Fréhel, mais voyage ouvert sur les infinis des belles et cruelles navigations passées, qu’elles soient réelles ou littéraires, et des tristes, infâmes, réalités socio-médicales présentes.

Il débarque en fin d’après-midi. Il entre, accroche veste et casquette à la patère et va s’installer au bar. Il pose son tabouret à côté de celui de l’ex-grutier. Demande si tout va bien. Jimmy répond que oui. Sa mère ne peut plus s’alimenter mais ils l’ont mise sous perfusion. Il n’est pas inquiet. À l’hôpital, le personnel veille. Elle se trouve entre de bonnes mains. Se nourrit d’eau, de sucre et de vitamines. Quant à lui, à part les tremblements du matin de plus en plus marqués, ce qui l’oblige à soutirer, sitôt levé, deux ou trois verres de suite au cubi, sinon il ne pourrait déjeuner sans renverser son bol ni se raser sans s’entailler les joues, à part ces petits désagréments quotidiens, tout va pour le mieux…
« Hum, hum », lâche le Capitaine, qui, peignant du plat du pouce la broussaille de ses sourcils, débute alors son monologue. Il s’exprime à demi-mot. Part d’un rien. Une idée, un hasard, un lieu, un livre, un nom lui traversent la tête et le voilà lancé. Il ne parle presque pas de lui. Préfère, la plupart du temps, convoquer les autres, les invisibles, ceux qui jadis s’activèrent au bord d’un formica usé, écrivains sortis de nulle part ou morts natifs du coin, avec lesquels il a instauré depuis des lustres un dialogue à distance. Ces longs colloques, seul à seul avec les ombres, n’ont pas vraiment de fin. Il les poursuit, tard le soir, de retour chez lui, un verre de whisky à la main, face au large, dans le silence d’un salon au fond duquel trois planches fixées au mur et chargées chacune de plusieurs centaines de livres tachés, jaunis, écornés forment ce qu’il appelle sa bibliothèque.

Roches Douvres

Le phare des Roches Douvres

 

Retraité de la marine marchande, le Capitaine est l’âme et le nautonier de ce havre qui n’en finit pas de mourir, au fur et à mesure que l’activité se retire et que la jeunesse fuit, laissant peu à peu les anciens à leurs peines, à leurs souvenirs et à leurs joies simples, que l’alcool, souvent, et la harangue passionnée du conteur, en général, égayent et arment contre la tentation de la désolation, de l’abandon et peut-être du suicide.

Entre le bistrot et la mer, il y a le cimetière. C’est par là qu’il coupe pour venir, traversant à pas lents le vaste champ de croix où chaque nom inscrit sur le marbre lui rappelle une rencontre assez précise. Il resitue visage, timbre, intonation, démarche et silhouette du gisant en une seconde. Y greffe parfois les circonstances du trépas. Et s’autorise quelques familiarités. Ainsi, on l’entend interpeller sèchement certains locataires, surtout ceux, gens de mer, qui logent côté nord, exposés aux rafales et contraints d’écouter l’océan déverser à perpétuité ses gueulantes entre coups de boutoir et quintes chargées d’écume. Marquier, qui fut son voisin, et qui a piteusement chaviré un jour de juin avec sa plate dans l’avant-port, en fait partie. Il ne passe pas une seule fois devant la tombe, sur laquelle figure, après les dates (1936-1985), la courte et fausse mention « Mort en mer », sans le relancer, sans le tancer, sans le piquer.
« Hé, Marquier, ta plate, ce jour-là, elle n’était pas moins chargée de poissons que toi de vin lourd, par hasard ? »
Il se redresse. Se fige. Ici gît l’homme gonflé. Celui dont tous les orifices se sont remplis d’eau en moins d’une minute. Il interroge, hoche la tête, s’emporte.
« Et puis merde, ta gueule ! » finit-il par répliquer à l’autre, qui a dû, en sous-sol, tenter de justifier sa débandade de marin aguerri coulant à pic par temps calme en prononçant quelques mots extraits de cette étrange langue des morts que lui, le Capitaine, semble dompter et comprendre…

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Convoquant ses souvenirs authentiques comme ceux de ses lectures, racontant Homère, Conrad, Melville, Loti, Corbière, Kavvadias, ou Mac Orlan comme Valparaiso, le Horn, les Dardanelles, Brooklyn ou Glasgow, le Capitaine disserte, divertit et ancre dans la vie ceux qui subsistent autour de lui, ne s’arrêtant que pour les accompagner dans leur dernier voyage, et hurlant sinon dans la nuit sa colère et sa dureté de menhir à la face des éléments déchaînés, faute de pouvoir s’en prendre à ce qui les broie réellement, et qui n’est pas le monde des tempêtes, mais bien plutôt celui de la solitude, de la détresse et du chômage.

Une flamboyante et lucide écriture poétique au service d’un hommage désespéré à l’océan, et à ceux qui le vivent, le souffrent et le rêvent, lorsque la tentation du silence et de la résignation est trop forte.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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