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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Borne » (Jeff VanderMeer)

Au milieu des ruines hantées par l’ours géant génétiquement modifié, il faut bien survivre, tant bien que mal. Et comprendre peut-être ce qu’est Borne, l’étrange petite créature trouvée un jour comme par hasard. Jeff VanderMeer au sommet de son art et de sa création, maître comme jamais des ruses du langage et des représentations.

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Borne

J’ai trouvé Borne quand l’ours géant Mord est venu rôder près de chez nous par une belle journée couleur bronze. pour moi, au début, Borne n’était qu’un objet de récupération. J’ignorais quelle importance il aurait pour nous. Je ne pouvais pas savoir qu’il changerait tout. Y compris moi.
Il ne payait pas de mine, ce jour-là : violet foncé, à peu près de la grosseur de mon poing, cramponné à la fourrure de Mord comme une anémone de mer à demi fermée ayant échoué là. Je ne l’aurais jamais trouvé si, à la manière d’une balise, sa couleur violette n’était parcourue d’une lueur émeraude toutes les trentaines de secondes.
Arrivée à proximité, j’ai senti une odeur de saumure monter telle une vague, et un instant, je n’ai plus été dans une ville en ruine, je n’ai plus été en quête d’eau et de nourriture, il n’y a plus eu de bandes nomades ni d’êtres modifiés en fuite dont les origines et les intentions restaient obscures. Il n’y a plus eu, pendus aux lampadaires brisés, de cadavres mutilés et brûlés.
Au lieu de cela, pendant un moment dangereux, cette chose que j’avais trouvée provenait des flaques de marée de ma jeunesse, d’avant mon arrivée en ville. Je sentais l’odeur de fleurs séchées du sel, le souffle du vent, la fraîcheur de l’eau qui venait clapoter sur mes pieds. La longue pêche aux coquillages, la voix bourrue de mon père, celle plus modulée et plus aiguë de ma mère. La chaleur mielleuse du sable autour de mes pieds tandis que je levais le regard vers l’horizon et les voiles blanches annonciatrices de visiteurs extérieurs à notre île. Si j’ai vécu un jour sur une île. Si cela a été vrai un jour.
Le soleil au-dessus du jaune carié d’un des yeux de Mord.

[…] Plus je m’approchais, plus Borne s’extrayait de la fourrure, ressemblait davantage à un hybride d’anémone de mer et de calmar : un vase luisant aux ondulations colorées qui, de violet, allaient vagabonder dans le bleu foncé et le vert océan. Quatre crêtes verticales se dressaient sur les flancs de sa peau tiède et pulsatile. La texture était lisse comme un galet, quoique un peu caoutchouteuse. L’odeur rappelait celle des roseaux sur les plages par de paresseux après-midi d’été, et, derrière celle du sel marin, en perçait une de passiflore. Beaucoup plus tard, j’ai pris conscience que, pour quelqu’un d’autre, il n’aurait pas eu la même odeur, voire pas la même forme.
Il ne ressemblait pas vraiment à de la nourriture et ce n’était pas un scarabée mémoriel, mais comme ce n’était pas non plus un déchet sans valeur, je l’ai pris malgré tout. Je ne pense pas que j’aurais pu m’en empêcher.

Jadis florissante cité scientifique dédiée principalement à la biotech, autour de l’imposant siège social et des nombreux laboratoires souterrains de la Compagnie, la Ville s’est effondrée, comme le reste de la civilisation. Ours géant survitaminé intellectuellement et manipulé génétiquement, ayant depuis longtemps échappé à ses créateurs corporate, Mord, avec ses centaines d’adeptes et d’auxiliaires, règne sur ses ruines cernées par le désert – qui menace chaque année de progresser. Une forme d’opposition au pouvoir de Mord semble exister, plus ou moins souterrainement, incarnée par la Magicienne et ses troupes discrètes d’enfants ensauvagés et quelque peu modifiés. Dans les interstices, une économie charognarde subsiste, friande de pièces détachées et d’artefacts biotech plus ou moins bien identifiés : on y trouve notamment Wick, bio-ingénieur renégat de la Compagnie, chassé en son temps dans des circonstances mal élucidées, et son associée et compagne, Rachel – qui est aussi la narratrice de ce roman, et bien davantage que ce qu’elle semble initialement laisser voir.

Lorsqu’un beau jour, peut-être par hasard, Rachel met la main sur une bien étrange créature qu’elle décide d’appeler Borne (il y a là un jeu de mots largement intraduisible en français autour de born et borne, naturellement), créature dont le développement imprévisible bouleversera peut-être bien ce petit monde en apparence si figé dans sa déliquescence presque terminale.

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Impossible de le dire autrement : Wick, mon associé et amant, était un dealer, et la drogue qu’il vendait était aussi effroyable, superbe, triste et douce que la vie elle-même. Les scarabées que Wick modifiait, ou fabriquait avec des matériaux volés à la Compagnie, ne se contentaient pas de vous instruire quand vous vous les mettiez dans l’oreille : ils pouvaient aussi vous débarrasser de souvenirs, ou vous en ajouter. Les gens incapables de supporter le présent se les fourraient dans les oreilles pour revivre les souvenirs heureux que quelqu’un d’autre avait conservés d’un temps révolu et de lieux qui n’existaient plus.
La drogue est la première chose que Wick m’a offerte quand on s’est rencontrés, et la première que j’ai refusée, flairant un piège même si cela ressemblait à une évasion. Dans l’explosion de menthe ou de citron vert provoquée par l’insertion du scarabée dans le conduit auditif se formaient de merveilleuses visions d’endroits que j’espérais imaginaires. Ce serait trop cruel, de penser que ce sanctuaire puisse vraiment exister. Y penser pouvait rendre idiot, négligent.
Si je suis restée parler à Wick, c’est uniquement parce que j’ai vu qu’il était blessé que son offre me révulse. J’aurais aimé avoir su l’origine de sa gêne à ce moment-là, au lieu de l’apprendre si longtemps après.
J’ai posé l’anémone de mer sur une table branlante entre nos sièges. Nous étions installés sur un des balcons délabrés accrochés à une falaise rocheuse qui m’avaient poussée à baptiser notre refuge les Falaises à Balcons. Le nom d’origine, sur la pancarte rouillée à l’intérieur du hall souterrain, était illisible.
Nous avions derrière nous le dédale dans lequel nous vivions, et devant nous, en contrebas et voilés par un écheveau protecteur fabriqué par Wick pour nous masquer aux yeux indésirables, les méandres de la rivière toxique qui bordait la majeure partie de la ville. Y mijotaient métaux lourds, huiles et déchets, générateurs d’une brume nocive qui nous rappelait que nous mourrions probablement d’un cancer, au mieux. Derrière la rivière, une lande de broussailles. Sans rien de bon ni de sain, même si, en de rares occasions, des gens continuaient à apparaître sur cet horizon.
J’étais sortie de cet horizon.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » ai-je demandé à Wick tandis qu’il examinait longuement ce que j’avais apporté. La chose pulsait, aussi inoffensive et fonctionnelle qu’une lampe. Pourtant, une des horreurs infligées autrefois à la ville par la Compagnie avait été de tester sa biotech dans les rues. Transformée en immense laboratoire, la ville, tout comme la Compagnie, était désormais à moitié détruite.
Wick a eu ce sourire mince d’homme mince qui ressemblait davantage à une grimace. Un bras sur la table, jambe gauche croisée sur la droite, vêtu d’un pantalon large en lin trouvé la semaine précédente et d’une chemise blanche presque jaunie par un long usage, il semblait à peu près détendu. Mais je savais que c’était une façade, tant au profit de la ville qu’au mien. Des coupures dans le pantalon. Des trous dans la chemise. Les détails qu’on essayait d’ignorer et qui racontaient une histoire plus véridique.
« Qu’est-ce que ce n’est pas ? Voilà la première question, a-t-il répondu.
– Qu’est-ce que ce n’est pas, alors ? »
Il a haussé les épaules, peu disposé à s’avancer. Un mur s’élevait parfois entre nous quand nous discutions de trouvailles, une circonspection que je ne trouvais guère à mon goût.

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Au moins depuis « Veniss Underground » (2003, non traduit en français) et « La Cité des Saints et des Fous » (2001), Jeff VanderMeer nous a amplement démontré, bien au-delà de cette étiquette littéraire du « new weird » qu’il a tant contribué à façonner, aux côtés de son épouse Ann, de Neil Gaiman ou de China Miéville, qu’il compte aujourd’hui parmi les plus grands créateurs artistiques contemporains. Son audace perpétuelle a trouvé une juste consécration avec la trilogie du Rempart Sud en 2014(« Annihilation », « Autorité » et « Acceptation »), dont le premier tome a fourni la carburant conceptuel du magnifique film éponyme d’Alex Garland, en 2018, avec Natalie Portman et Jennifer Jason Leigh.

Publié en 2017, traduit en 2020 par Gilles Goullet chez Au Diable Vauvert, « Borne » nous introduit avec ruse et flamboyance à un nouvel univers. Au milieu de ces gravats minés de pièges biologiques et technologiques, rebuts précieux et souvenirs délétères, ruines en perpétuel mouvement sous l’effet de la danse de l’ours, il se joue quelque chose comme une tragédie à huis clos, toute de chants et de contre-chants, de manigances innocentes et de non-dits menaçants. Il y a beaucoup de mensonges, de dissimulations, de travestissements et d’omissions dans ce magnifique roman de récupération, où affirmer toute forme de destin semble relever de la gageure absolue pour ses protagonistes, tous claudiquants à divers degrés.

En parfaite filiation avec son travail au sein de la trilogie du Rempart Sud, Jeff VanderMeer déploie ici toute sa puissance dans la création d’êtres et de lieux, mais oriente qui plus est son inventivité foisonnante du côté des frontières poreuses entre naturel et artificiel (« Par-delà nature et culture » dirait-on en une virevolte avec Philippe Descola), du côté de la mise en forme discrète d’une diplomatie apprenante (et Baptiste Morizot ne serait alors peut-être pas si loin) et du côté, en matière d’éducation et d’apprentissage « humains », de l’identité et de ses manifestations, éventuellement conflictuelles. Aussi insaisissable et protéiforme que le « Palafox » d’Éric Chevillard, Borne est comme lui un extraordinaire révélateur de contradictions et d’attentes à déjouer, par la création d’une langue et d’une écriture conçues bien à dessein – et c’est ainsi que la science-fiction, l’imaginaire, le new weird, comme toute littérature, se recréent toujours poésie efficace, perpétuellement hors d’atteinte des modèles de langage dont la statistique portée à échelle inimaginable se voudrait éventuellement souveraine.

« Je sais ce que ce n’est pas, a-t-il dit, redevenu sérieux. Ce n’est pas fait par Mord. À mon avis, Mord ne savait pas qu’il l’avait sur lui. Mais ça ne vient pas non plus forcément de la Compagnie. »
Mord pouvait être retors, et sa relation à la Compagnie changeait en permanence. Nous nous demandions parfois si une guerre civile faisait rage, dans les restes du bâtiment de la Compagnie, entre ceux qui soutenaient Mord et ceux qui regrettaient de l’avoir créé.
« D’où Mord le tiendrait-il, sinon de la Compagnie ? »
Ses lèvres ont frémi, ce qui a rendu plus frappante et plus intense la pureté de ses traits. « Des rumeurs me parviennent. Sur des choses qui errent en ville sans aucune allégeance à Mord, à la Compagnie ou à la Magicienne. Je vois ces choses à la périphérie, dans le désert la nuit, et je m’interroge… »
Des renards et autres petits mammifères m’avaient suivie, ce matin-là. Était-ce ce que Wick voulait dire ?  Leur prolifération représentait un mystère… la Compagnie les fabriquait-elle, ou bien cela signifiait-il que le désert gagnait du terrain sur la ville ?
Je ne lui ai pas parlé de ces animaux, car je voulais qu’il m’en dise plus, ce à quoi je l’ai incité : « Des choses ? »
Mais il a changé de sujet sans répondre à ma question. « Eh bien, en apprendre davantage n’est pas difficile. » Il a passé la main au-dessus de Borne. Les vers écarlates qui vivaient dans son poignet en ont surgi pour analyser pendant quelques instants Borne, puis se sont rétractés sous la peau.
« Surprenant. Ça vient de la Compagnie. Du moins, ça a été créé dans la Compagnie. » Il avait travaillé pour elle durant son âge d’or, une décennie plus tôt, avant d’être « chassé, jeté », comme il l’avait formulé au cours d’un des rares moments où il ne faisait pas preuve de circonspection.
« Mais pas par la Compagnie ?
– Il a été conçu avec une économie de moyens à laquelle ne parviennent en général que les comités d’un seul membre. »

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