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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Autorité » – Trilogie du Rempart Sud 2 (Jeff VanderMeer)

Le mystère de la Zone X, maintenant vu « de l’extérieur ». Haines administratives et paranoïas galopantes. Un très impressionnant deuxième tome.

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ATTENTION !!! SPOILERS POSSIBLES. « Autorité » étant la suite d’ « Annihilation », il est délicat, même en faisant très attention, de l’évoquer sans risquer de dévoiler certains éléments du décor et de l’intrigue du tome précédent.

Premier jour. Le début de sa dernière chance.
« Ce sont les survivantes ? »
Debout près de la directrice adjointe du Rempart Sud derrière la glace sans tain tachée, Control regardait les trois personnes installées dans la salle d’interrogatoire. Les trois femmes revenues de la douzième expédition dans la Zone X.
La directrice adjointe, une grande quadragénaire noire et mince, ne répondit pas à sa question. Control n’en fut pas surpris : depuis qu’il était arrivé ce matin-là, après avoir pris son lundi pour s’installer, elle ne lui avait pas adressé la moindre parole superflue. Ni le moindre regard superflu, sauf quand il lui avait dit, en même temps qu’au reste du personnel, de l’appeler « Control » et non « John » ou « Rodriguez ». Elle avait marqué un temps d’arrêt avant de répondre : « Dans ce cas, appelez-moi Patience et non Grace », au grand mais discret amusement de l’assistance. Il trouva intéressant qu’elle passe de son véritable nom à un autre ayant de surcroît une signification différente. « Aucun problème, je peux vous appeler juste Grace », avait-il dit avec la certitude qu’elle n’apprécierait pas. Elle avait paré le coup en se référant à lui uniquement comme au directeur « suppléant ». Elle n’avait pas tort : il existait, entre sa gérance à elle et sa propre ascension, un fossé, une vallée de temps et de formulaires à remplir, de procédures à suivre, la recherche et l’embauche de personnel. Dans l’intervalle, la question de l’autorité ne serait sans doute pas très claire.

Écrit en 2014 comme son prédécesseur, mais traduit en français un an après, en ce mois d’octobre 2017, par Gilles Goullet chez Au Diable Vauvert, le deuxième tome de la trilogie du Rempart Sud de Jeff VanderMeer, « Autorité », confirme toutes les promesses et les joies de « Annihilation », en adoptant pourtant des approches et des angles drastiquement différents.

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La Zone X, comme hors du temps et foncièrement redoutable, en proie à un drastique retour à la nature depuis des années, mortellement hostile aux humains qui s’y retrouveraient, mystère brutalement survenu dans une région côtière des États-Unis (au décor et à l’atmosphère modelés par Jeff VanderMeer à partir du parc naturel de St. Marks, longuement arpenté à pied au fil des années), résistant aux dizaines d’expéditions d’élucidation qui se sont succédées, chacune semi-désastre ou hécatombe totale. Le Rempart Sud, ramification terminale d’une agence américaine globalement vouée à la sécurité intérieure, installée opérationnellement aux abords de la Zone X elle-même, mais également pilotée à distance depuis de lointains bureaux de Washington ou d’ailleurs, dans une ambiance de paranoïa fatiguée que ne renieraient ni le Robert Littell de « La Compagnie », ni les couloirs du FBI des « X-Files ». Si « Annihilation » nous projetait au cœur du mystère en compagnie de la n-ième expédition, « Autorité » semble d’abord nous en exfiltrer pour nous proposer le paisible debriefing de ses survivantes, miraculeusement récupérées en trois lieux distincts, debriefing qui a lieu sous l’égide de John Rodriguez, dit « Control », propulsé directeur intérimaire du Rempart Sud, puisque la directrice en titre, qui était aussi la psychologue au sein de la dernière expédition en question, demeure absente.

Il prit son temps pour observer les trois femmes, même si leur apparence ne lui apprenait pas grand-chose. On leur avait donné les mêmes uniformes génériques, qui évoquaient vaguement à la fois un soldat et un concierge. On leur avait rasé la tête, comme si elles avaient été victimes d’une contamination, par exemple de poux, et non de quelque chose de plus inexplicable. Elles avaient sur le visage la même expression, ou plutôt n’en avaient aucune. Ne pense pas à elles par leurs noms, s’était-il dit dans l’avion. Laisse-les tout d’abord ne porter que le poids de leur fonction. Puis complète le reste. Mais Control n’avait jamais été doué pour garder ses distances. Il aimait fouiller, essayer de trouver un niveau où les détails l’éclairaient sans le submerger.

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Visitors on Lighthouse beach in infrared. (8/7/2015)

Il y a une véritable magie étonnante et – au sens propre – ravissante à lire la manière dont Jeff VanderMeer, maîtrisant aussi bien les volutes obsessionnelles de sa narration que les légères touches référentielles de sa poétique, projette un condensé de la « Little America » d’Henry Bromell dans sa propre quatrième dimension, étrange, inquiétante et radicalement incompréhensible – même lorsque des séries de doutes paranoïaques dignes du meilleur John Le Carré s’immiscent dans la normalité de l’anormalité. N.K. Jemisin, dans le New York Times (ici), notait par exemple l’habileté confondante avec laquelle l’auteur joue du langage et des situations pour introduire les notions rampantes de pollution et de contagion. Dans un entretien pour The Big Pivot (ici), l’auteur rappelait au passage que l’un de ses centres d’intérêt majeurs est bien la réaction individuelle et collective au difficilement explicable et à la catastrophe, de même que la manière dont une organisation donnée s’adapte plus ou moins bien à la déliquescence de ses objectifs et de ses moyens : la subtilité et l’équivocité des métaphores qui parcourent « Autorité », sous la peau, en témoignent amplement.

Papy Jack, d’un autre côté, n’avait jamais paru voir cela d’un bon œil et avait dit un jour en le regardant : « Je ne pense pas qu’il ait le caractère pour. » Évaluation qui avait été terrible pour un garçon de seize ans déjà lancé dans cette voie, mais qui l’avait aussi rendu plus déterminé, plus résolu, plus enclin à se tourner vers la lumière dans le ciel. Plus tard, il s’était dit que c’était peut-être le but recherché. Papy ressemblait à une sorte de feu sauvage imprévisible, sa mère étant quant à elle plutôt une flamme bleu glacé.
Il avait huit ou neuf ans la première fois qu’ils étaient allés dans la maison de campagne près du lac – « notre club d’espions rien qu’à nous », comme avait dit sa mère. Seulement lui, sa mère et papy. Il y avait une vieille télé dans le coin, face au canapé délabré. Papy le faisait monter sur le toit pour ajuster l’antenne afin d’améliorer la réception : « Un peu plus à gauche, Control, disait-il. Encore un tout petit peu. » Sa mère dans l’autre pièce examinait des dossiers déclassifiés qu’elle avait rapportés du bureau. Ainsi lui était venu son surnom, sans savoir que papy l’avait volé au jargon des espions. Le gamin qu’il était alors s’était accroché à ce surnom comme à quelque chose de cool, donné par amour par son grand-père. Il avait malgré tout eu assez d’intelligence pour n’en parler à personne en dehors de la famille, pas même à ses petites amies, et cela pendant de nombreuses années. Il laissait croire qu’il lui avait été donné au lycée, dans l’équipe de football américain où il était quarterback remplaçant.
En grandissant, il récupéra « Control » pour lui-même. Il sentait à présent le piquant de la condescendance dans le mot, mais jamais il ne demanderait à papy si c’était ou non ce qu’il avait voulu dire. Il avait passé autant de temps à lire qu’à pêcher, dans la maison de campagne près du lac, et il se demandait si cela avait d’une manière ou d’une autre retourné son grand-père contre lui.

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Par le pouvoir de ce détour apparent par le thriller d’espionnage administratif et par le poids de l’enfance secrète d’un agent de la sécurité intérieure, la Zone X devient encore plus inquiétante et étrangère que ne le laissait peut-être même prévoir « Annihilation », et que son référentiel d’origine, proche de celui du « Stalker » des frères Strougatski (et d’Andreï Tarkovski au cinéma). Si l’on veut jeter un coup d’œil derrière le décor, après avoir refermé « Autorité », on lira avec grand plaisir et intérêt l’entretien de Jeff VanderMeer avec John Scalzi, dans la rubrique du blog de ce dernier consacrée à quelques secrets de fabrication des objets littéraires science-fictifs (The Big Idea : ici) :  comment créer un roman hanté sans disposer de fantômes ?

Et l’on attendra ainsi avec encore plus d’impatience qu’avant l’arrivée du tome 3 de la trilogie.

Le sol sous ses pieds était sale, presque poisseux. Les néons au plafond tremblotaient à intervalles irréguliers et la table comme les chaises semblaient provenir d’une cafétéria de lycée. Il sentait l’odeur métallique et aigre d’un détergent de mauvaise qualité, on aurait presque dit du miel pourri. L’endroit n’inspirait pas confiance dans le Rempart Sud. Une pièce destinée aux débriefings – ou cherchant à se faire passer pour telle – ne devrait être aussi inconfortable que si on la destinait toujours et à jamais aux interrogatoires, au présupposé d’une résistance.

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Unknown

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